On relevait déjà, l’an dernier, le hiatus entre le travail documentaire de Sergei Loznitsa et ses fictions un peu balourdes, où les hurlements vont souvent de pair avec d’imposantes démonstrations de force. La grande qualité de Babi Yar. Context (qui sortira dans les salles à la rentrée) reposait même sur une quasi absence de discours surplombant : au matraquage symbolique gangrénant son œuvre fictionnelle (la scène de viol à la fin d’Une femme douce, miroir d’une armée russe éprise d’ultraviolence), le cinéaste ukrainien y préférait le langage discret du raccord, en réduisant notamment la contextualisation de ses archives à de succinctes indications historiques. L’Histoire naturelle de la destruction se présente comme son prolongement et va même plus loin dans la démarche. À nouveau centré sur les crimes de la Seconde Guerre mondiale, en l’occurrence les dégâts considérables causés par les bombardements des Alliés sur la population civile allemande, le film est cette fois entièrement dénué d’intertitres. On dénombre seulement trois prises de parole (par des dirigeants militaires) dans ce montage d’archives quasiment muettes, auxquelles ont été ajoutés des bruitages et des sons d’ambiance. Encore plus que dans Babi Yar. Context, Loznitsa n’hésite pas à « tricher » avec la chronologie pour les besoins de son montage en anadiplose (une voiture dans un plan en amène souvent une autre dans le suivant, etc.). Stabilisations, recadrages, mises en boucle, ralentis ou légères accélérations : reposant sur une modification constante des fragments rassemblés, la succession des archives apparaît si limpide et musicale que les images semblent avoir toutes été filmées par le même chef-opérateur.
De ce processus d’homogénéisation découle un documentaire d’une précision rare, preuve s’il en fallait que réaliser un bon film d’archives implique surtout d’oser remettre en scène des images tournées par d’autres, quitte à grandement les modifier. Ainsi de la première partie du film, qui montre une métropole allemande en train de s’éveiller. De la vie paysanne en périphérie au cœur battant de la ville, Loznitsa cartographie un espace vivant et dynamique traversé par différents flux, où seuls quelques étendards nazis suggèrent que le spectre de la guerre se cache sous cette image d’Épinal. L’horreur ne se dévoilera que dans un second temps, après une série de contre-plongées tournées vers le ciel : pendant de longues minutes, des bombardiers alliés transpercent la nuit, mettent la ville à feu et à sang en filmant eux-mêmes les dégâts. Vue du ciel et en noir et blanc, la dévastation prend alors la forme d’une toile monochrome sur laquelle seraient jetées des tâches de peinture blanche, comme pour un tableau abstrait. Au-delà de ces séquences aériennes aussi sidérantes plastiquement (entre autres : une ligne blanche fend le noir de l’écran, puis s’ouvre pour révéler une trappe de largage) qu’insoutenables d’un point de vue sonore (avec le bruit des engins et des détonations accentué par le mixage), L’Histoire naturelle… s’attache surtout à montrer ce qui précède et suit ces destructions, de la fabrication des obus aux ruines qui s’étendent à perte de vue le lendemain des attaques. Passionnant de bout en bout, le montage suit le rythme frénétique des opérations mécanisées préparant les assauts (le mouvement des machines, les gestes robotiques des ouvriers, les moteurs qui démarrent) puis montre, à l’occasion de séquences moins frénétiques, le choc et la paralysie qui règnent ici-bas. Pour disposer de cette vue d’ensemble, Loznitsa a eu accès à des archives issues des deux camps (alliés et nazis), lui permettant de dresser un constat assez terrassant : les forces occidentales en 1945 ont sciemment visé des civils – comme la Russie aujourd’hui en Ukraine, patrie du réalisateur. Ce parallélisme entre le passé et le présent semble au cœur de la fin du film, si l’on en croit ce long plan sur des ruines filmées depuis le ciel. L’histoire (de la destruction) se poursuit, et si les protagonistes changent, certaines méthodes restent identiques.