Suite spirituelle de Maïdan, sorti il y a dix ans, après les manifestations pro-européennes au centre de Kiev, L’Invasion est sans doute le film le plus wisemanien de Sergeï Loznitsa, dont le travail documentaire s’affirme décidément comme la part majeure de son œuvre. Avec ses scènes de vie dans une Ukraine en guerre, sans qu’aucun affrontement ne soit pourtant directement filmé, le film renvoie au travail de Wiseman sur deux points précis. D’abord au niveau du montage : Loznitsa prend le temps de filmer des scènes sous plusieurs angles, ni de trop près, ni de trop loin, avec entre chaque bloc de durée des plans de transition qui esquissent un circuit humain et matériel. En témoigne la séquence montrant des citoyens ukrainiens déposer des livres dans un café littéraire, avant qu’ils ne soient transportés jusqu’à un centre de recyclage où ils finiront broyés et transformés en balles de papier et de carton. Avec patience, Loznitsa montre chaque étape du processus et détaille la façon dont la matière change en fonction de son environnement. Artefacts de valeur à l’intérieur d’une librairie, les ouvrages sont ensuite de vulgaires tas de papier une fois compressés et lacérés en vue du recyclage : un classique broché de Dostoïevski finit par alimenter l’effort de guerre (par exemple en devenant une boîte en carton renfermant des vivres, comme le suggère la séquence suivante, consacrée à une distribution alimentaire). De la même manière, le film suit dans son ensemble une trajectoire circulaire, en s’ouvrant sur une marche funèbre et en s’achevant sur les larmes des passants devant les gerbes de fleurs à la mémoire des disparus. Entre ces deux bornes, Loznitsa parcourt une bonne partie du pays, de la ville à la campagne, en faisant résonner les séquences les unes avec les autres : un enterrement et une naissance ; un entraînement militaire et un centre de rééducation pour vétérans mutilés ; un grand immeuble tout juste bombardé et une vieille dame qui reconstruit, pierre après pierre, le muret d’une petite maison de campagne.
Wisemanien, le film l’est aussi dans sa manière de filmer le quotidien ritualisé d’un peuple en guerre, avec funérailles, mariages, danses, prières, baptêmes collectifs, chorégraphies militaires et cours d’histoire aux accents propagandistes. « Le monde, en vérité, est une cérémonie » écrivait le sociologue Erwin Goffman, dont Wiseman s’est inspiré dans les années 1960 au moment de réaliser ses premiers films, de Titicut Follies à High School. La maxime apparaît d’autant plus vraie dans un contexte de guerre, comme l’illustre L’Invasion : le pays n’a pas d’autre choix que de multiplier les processions pour survivre, en particulier face à la menace d’un voisin qui cherche à effacer sa culture.
C’est ce que le cinéaste a probablement retenu de ses années passées du côté du montage d’archives (il n’avait plus filmé le « présent » depuis Austerlitz en 2016). Dans les très beaux Babi Yar. Contexte, L’Histoire naturelle de la destruction ou The Kiev Trial, Loznitsa retenait moins les images des événements historiques majeurs que ce qui se jouait en périphérie, avant ou après le drame, etc. Géographiquement, il évite ainsi le front dans L’Invasion et élude les scènes de guerre, déjà grandement médiatisées et relayées, pour se concentrer sur ce que personne d’autre, ou presque, n’enregistre. C’est comme si le documentariste s’adressait à un monteur futur qui, à l’avenir, serait en mesure de voir dans les scènes de vie ritualisées un trésor archivistique, témoignage vivace que la guerre ne se résume jamais à un défilé de tanks et de vestes en treillis : pendant que les missiles tapissent le ciel, des enfants vont à l’école pour apprendre en chœur le nom des océans.