La Russie, on le sait bien, c’est pas fait pour rigoler ; un vieil homme, deux oiseaux, une forêt éventrée par une route forestière détrempée, le décor est vite planté. Pourtant, au début, Silent Souls semble pouvoir se tenir sur une brèche où affleurerait un burlesque contenu, disons kaurismakien. Mais la piste s’épuise vite pour laisser place aux tourments de l’âme russe. Cadres fixes, plans séquences, mouvements lents, musique élégiaque ; le tarkovskisme et ses suiveurs (dont Zviaguintsev découvert et couronné à Venise en 2003) ont la peau dure : spiritualité et symbolisme passent plus ou moins bien… selon le type aux manettes. Aleksei Fedortchenko s’en sort, mais pas sans quelques réserves.
Une femme, Tanya, meurt, Miron, son mari, fait appel à son meilleur ami, Aist, un gars un peu perché aux faux airs de stalker. Et c’est toute une histoire, car tout ce petit monde accorde beaucoup d’importance à leur culture Merja, de laquelle la russification n’a pas eu raison de mythes et traditions encore vivaces. Disons que c’est moins compliqué que la liturgie orthodoxe, mais aussi beaucoup moins connu. Les deux compères, cadavre embarqué dans la bagnole, se lancent et avalent des kilomètres sur les routes de l’immense État-continent pour accomplir le rite funéraire, à savoir la crémation du corps retournant ainsi à la nature. Sur le mode de la réminiscence, chacun face à soi-même fait le point ; une douloureuse histoire familiale pour Aist, le bilan d’une vie de couple pas si simple pour Miron. On comprend aussi que Tanya fut aimée par ces deux hommes.
Deux évidences s’imposent concernant Silent Souls. C’est un film boiteux dans la mesure où il est marqué par une hésitation entre une dimension informative sur cette culture Merja et la fiction qui est contée. Introduite inauguralement par la voix-off d’Aist, l’équation reste sans véritable solution. Pourtant documentariste avant ce dernier film, Alekseï Fedortchenko ne semble pas avoir eu la confiance nécessaire dans les vertus évocatrice et poétique du… documentaire. Par ailleurs, ce cinéaste est un redoutable compositeur d’images ; sens aigu du cadre et de la lumière, le résultat est très régulièrement prodigieux, comme lors de la toilette de la morte dans un clair-obscur des plus subtils. Comme on dit, c’est très beau, et on se prend à convoquer dans notre esprit quelques maîtres picturaux en la matière. C’est indubitablement une qualité, mais c’est aussi la limite d’un film qui n’est pas sans évoquer une bête de festival.