Tourné peu de temps avant la mort du cinéaste chilien, présenté cette année en séance spéciale à la Quinzaine des Réalisateurs, La Nuit d’en face est un baroud d’honneur, un vivifiant pari de cinéma qui tour à tour enchante, éreinte et questionne la croyance dans les images de toute une vie. Un film qui ne se laisse pas facilement apprivoiser, mais qui mérite une attention certaine : pas tant un chant du cygne qu’une formidable invitation à goûter aux puissances d’une liberté de ton réjouissante.
La séquence d’ouverture de La Nuit d’en face nous propose un voyage dans une contrée à la fois familière et incertaine, puisqu’il s’agit ici de filmer un désert, terre facilement identifiable et pourtant impossible à situer. On s’attendrait presque à voir apparaître au loin un mirage, mais pour ceci, Raúl Ruiz a la sagesse de patienter un peu, car il sait pertinemment que le cinéma, en ce qu’il offre comme possibilité de déclinaisons du temps et de l’espace, est fait de la matière même des mirages : à la fois insaisissable, vision fantasmatique, et pourtant bien réelle pour qui veut bien y croire.
Il n’y a, pour autant, point de travail d’illusionniste chez Ruiz, car ses mirages s’intègrent concrètement à une réalité de la fiction qui, si elle n’en est pas moins étrange, ne joue jamais la carte du faux-semblant ou de la chausse-trappe. Il faut constater de visu la façon dont ces éléments s’incorporent au film, avec un naturel désarmant : c’est un lent travelling qui fait progressivement apparaître un personnage dans l’encadrement d’une porte, ce sont les morts qui font appel aux vivants lors d’une séance de spiritisme, ce sont des transparences numériques qui viennent suppléer le paysage d’un souvenir. Raúl Ruiz, avec cet esprit enfantin que l’on aimait à lui reconnaître, joue simplement à « faire du cinéma ».
Une logique ludique qui entraîne tout le film dans son sillon, prenant le risque de laisser le spectateur sur le bas-côté. La Nuit d’en face, et le plaisir qui en découle, tiennent d’une chose simple : c’est un geste libéré de toutes contraintes, un pudding tantôt délicieux, tantôt indigeste, et qui surprend toujours à nous rattraper au moment où l’on pensait avoir définitivement perdu le fil. Le récit se constitue en un délirant capharnaüm, pétri de références (on y croise un Jean Giono expatrié, un hilarant fantôme de Beethoven, des emprunts à la littérature de Mallarmé), différents régimes de narration se succèdent en une folle farandole avec, au cœur de l’histoire, ce Don Celso aux portes de la retraite et, pour ainsi dire, de la mort.
La thématique du temps qui passe est ici omniprésente, mais débarrassée de tout élan funeste, comme un mauvais gag : un réveil qui sonne de manière incontrôlable, ou encore un jeu narratif entre Don Celso et Giono impliquant des billes de temps. Les sauts dans le temps y sont également monnaie courante, avec la découverte d’un Don Celso enfant affublé d’un ami qui le suit partout, et avec qui il mime ponctuellement un combat de boxe. Un combat engagé contre et avec le temps, ce temps de l’enfance qui cohabite avec l’état de vieillesse, et qui vient le rejoindre dans un final terrassant de beauté, très justement souligné dans notre article cannois.
Le dernier film de Raúl Ruiz avance donc comme un train dans la nuit, au gré d’occurrences et de récurrences, dans une logique de l’absurde et de l’association d’idées qui n’exclut pourtant pas le désir de (se) raconter des histoires. C’était déjà le moteur un peu fou de Mystères de Lisbonne, qui empilait les récits comme des strates géologiques, et il en reste une résilience ici, où l’on fait par exemple d’un visiteur occasionnel un possible assassin et, par la même occasion, une éventuelle intrigue policière.
Mais au-delà de toutes ces considérations, il faut avouer qu’il est profondément émouvant de voir, pour celui qui connaît un peu l’œuvre du cinéaste chilien, l’usage persistant qu’il fait pour son dernier film des tons pastels, et plus particulièrement de la couleur rose qui orne notamment le bureau de Don Celso. Dans le formidable Lettre d’un cinéaste ou le Retour d’un amateur de bibliothèque (visible sur le site de l’INA), Raúl Ruiz revient après maintes années d’exil dans son Chili d’origine, et fait état de la disparition d’un de ses livres à la couverture rose. Ruiz part alors à la recherche d’une couleur qui semble avoir disparu à l’échelle de tout un pays, entamant un dialogue à la fois caustique et nostalgique avec ce Chili qu’il semble ne plus comprendre, car perdu de vue depuis trop longtemps. De le voir retrouver avec panache toutes les palettes de cette couleur chérie dans les derniers instants de son parcours cinématographique constitue une source de plaisir qui s’accompagne d’une pointe d’ironie, comme un ultime et facétieux pied de nez.