Kiyoshi Kurosawa, réalisateur notamment de l’extraordinaire Kairo, s’emparant du format série – cinq épisodes pour 4h30 de projection –, voilà qui représentait un événement alléchant pour aborder cette 69e Mostra. Sa dernière œuvre a suscité deux avis contrastés :
POUR (par Arnaud Hée)
Dans le prologue sec et bref de Shokuzai, on passe d’une bande de cinq copines d’environ 10 ans, à quatre. L’une d’entre elles, Emili, est en effet assassinée par un homme volontairement décapité par le cadrage, ou filmé de dos – donc toujours sans visage. Tout le monde est évidemment ébranlé, les quatre fillettes, et la mère, Asako, dévastée. Le tueur reste introuvable, les survivantes étant incapables de se souvenir de ses traits. Au bout de six mois d’une enquête policière totalement infructueuse, Asako réunit un conciliabule avec ces témoins oublieux ; dans une sorte de sermon, elle leur fait promettre de vivre dans la culpabilité. Chaque épisode sera successivement consacré à un membre de cette bande des quatre, dont les individus cheminent dans leur existence avec la mémoire de ce drame, et le dénouant par un acte situé entre catharsis vengeresse et sacrifice – un homme à chaque fois, ainsi que le personnage lui-même.
Alors qu’il aurait été tentant de relier et réunir – pour l’occasion ou non – ces quatre protagonistes, Kiyoshi Kurosawa établit entre eux un réseau de solitudes, conforme à sa vision atomisée de la société. Le dernier épisode, assez laborieux, est consacré à la résolution du crime, et se recentre sur ce personnage de la mère, jusqu’ici dotée d’une belle présence pointilliste – séductrice entre deux âges, froidement déterminée, manipulatrice et un brin démoniaque dans ses tenues noires. Si le cinéaste n’atteint pas ici les sommets de son œuvre, il ne transige pas en matière de mise en scène ; jamais mécanique, d’une belle qualité atmosphérique, toujours inventive, avec des compositions chromatiques de haut vol (superbe scène dans la piscine dans le second épisode) – même s’il faut reconnaître qu’elle se trouve parfois un peu empesée et forcée, ou auto-citationnelle sans que ce soit nécessaire. On retrouve aussi la qualité de cadreur de Kiyoshi Kurosawa, au sein d’espaces scénographiques anguleux et froidement géométriques, et cette capacité à y agencer des corps saisis dans leur difficulté d’être. C’est peut-être l’écriture qui est davantage marquée par une forme de mécanisme, assez insistant dans la formation d’une sorte de rhizome informulé des douleurs, des traumatismes et de la culpabilité. Il s’agit d’un film féminin – la maternité pour antienne, et autres questions liées –, qui n’est peut-être pas féministe. Quoiqu’il en soit de cette question, l’accouchement final de Shokuzai est plutôt difficile, mais le terme du cinquième épisode reste assez poignant : un personnage coupable, mais condamné à ne pas l’être par la justice des hommes, et à vivre ainsi avec une culpabilité qu’elle avait voulu infuser à d’autres.
CONTRE (par Alice Leroy)
Kiyoshi Kurosawa délaisse le film de fantôme dans lequel il excelle au profit du film sériel, cinq chapitres autour d’un drame originel dont quatre jeunes témoins portent encore les séquelles quinze ans après. Le meurtre de la petite Emili, fillette nippone aussi lisse et mignonne qu’une poupée de porcelaine, en fournit le prétexte. Kidnappée sous les yeux de quatre de ses camarades, elle est assassinée dans son école laissant les jeunes témoins dans un tel état de terreur qu’elles ne parviendront jamais à se rappeler le visage du meurtrier. Ce n’est pas son fantôme qui vient les hanter dans leur vie adulte, mais une mère vengeresse, qui tisse grossièrement le lien entre les quatre chapitres suivants qui pourraient tout aussi bien constituer autant de récits indépendants. Asako, aux airs de veuve noire plutôt que de mère meurtrie, n’entend pas laisser la mort de son enfant dans l’oubli, et fait promettre aux quatre témoins muets de se repentir indéfiniment de leur amnésie. Si Kiyoshi Kurosawa s’est fait une spécialité de forcer la mauvaise conscience de ses personnages jusqu’au pied du mur, son sens aigu de la culpabilité touche ici à une martyrologie féminine déclinée à travers quatre portraits.
À trop insister sur la damnation éternelle de ces figures de repentance, Shokuzai multiplie les effets de mise en scène, confondant les personnages avec le décor dans lequel ils évoluent – mobilier minimaliste pour l’épouse soumise, rangement rigoureux pour l’intraitable professeure, chambre d’adolescent pour la femme-enfant(-ours), boutique pastelle pour la fleuriste à la cuisse légère – et usant du montage sonore comme d’une météorologie affective. Avec une inventivité tout aussi hasardeuse, Kiyoshi Kurosawa joue de l’étalonnage comme d’une gamme de tonalités psycho-émotionnelles : la scène originelle baigne dans une lumière rougeoyante évoquant un interminable coucher de soleil tandis que le chapitre suivant s’ouvre sur le gris métallique de l’hôpital et de l’urbanité. À force de filer une métaphore de l’innocence perdue, chacun des épisodes se trouve réduit à un symbolisme un peu grossier – l’hémorragie menstruelle de l’épouse délaissée dans le premier chapitre formant la matrice rédemptrice du passage à l’âge adulte – si bien que le récit s’égare dans un improbable imbroglio incestueux où jalousie et vengeance ramènent au premier plan la culpabilité maternelle. Au prix d’une pirouette pour le moins regrettable, Kiyoshi Kurosawa enterre définitivement ces ombres damnées, sans doute les véritables fantômes de Shokuzai.