Celles qui voulaient se souvenir / Celles qui voulaient oublier : la sortie ciné de cette série télé réalisée par Kiyoshi Kurosawa se pare de beaux titres. Des titres plus attachés à l’univers du cinéaste qu’à ce projet précis, pour lequel ils constituent un contresens partiel. Mais l’idée de l’omniprésence des absents dans l’univers mental et affectif de ceux qui leur survivent répond à la problématique centrale de l’univers du réalisateur de Kairo : les individus n’existent que par les interactions sociales dans lesquelles ils sont impliqués. Et ce, au point d’avoir un rapport profondément névrotique à ces interactions.
La honte de Faust
« Shokuzai », en japonais, signifie « pénitence ». Un acte de contrition volontaire donc, ce qui revient à dire que les quatre petites filles témoins de l’enlèvement de leur amie, bientôt assassinée, et sommées par la mère de celle-ci de lui apporter une compensation, ont un choix. Elles auraient pu refuser, mais non : la honte de n’avoir rien fait au moment de l’enlèvement semble les contraindre, moralement, à sculpter leur vie entière autour de l’idée de cette compensation. Pourtant, celle-ci semble profondément injuste, tant le choix de suivre son futur meurtrier est montré comme un acte volontaire et conscient de la part de la victime. Dans ce récit pourtant parfaitement concret, ancré dans le réel, plane donc une ombre faustienne : le pacte est signé avec le sang de la honte.
Des quatre trajectoires qui, le jour du pacte, s’infléchissent sous l’influence de cette culpabilité nouvelle, certaines trouvent, paradoxalement, dans cette honte une forme de structure pour leur vie, une forme de fierté d’avoir été choisie pour une croisade morale qui se situe hors des lois, hors de la société. Le moment où chacune va revoir le personnage de la mère, sorte de fantôme omniprésent et sur lequel le temps ne semble pas avoir de prise, est construit comme une délivrance, la morale de la fable dont les jeunes filles ont choisi de devenir les personnages. En tant que telles, les jeunes femmes vivent leur vie comme une perpétuelle mise en scène : ainsi, la stylisation extrême parfois adoptée par Kiyoshi Kurosawa (notamment un jeu sur les ombres très inquiétant, ou le son, alternativement tu et ouaté ou fracassant et omniprésent) pourrait bien relever de la perception subjective des personnages.
La faute prétendue est donc vu par chacune comme l’exaltation qui fait d’elle une héroïne singulière, qui lui offre la différence qui lui permettra de sortir du lot. L’intrigante séparation opérée par les deux titres de l’exploitation française est donc erronée : des quatre petites devenues jeunes femmes, une seule diffère vraiment, qui semble n’en avoir cure de son passé. Pour les trois autres, et la mère de la victime, se souvenir comme prétendre vouloir oublier relève d’un rapport obsessionnel et névrotique au passé – une prison à laquelle aucune n’échappe. C’est aussi l’opportunité de se positionner par rapport aux hommes, dans une société dépeinte comme profondément patriarcale, de saisir la chance d’avoir un tant soit peu de contrôle sur son monde.
Mélange des genres
Kiyoshi Kurosawa agence son puzzle en cinq volets : un feuilleton-énigme. Difficile, d’ailleurs, de pratiquer une césure pertinente entre ces cinq volets – elle sera donc effectuée de manière arbitraire entre les deux « films ». Formellement, en revanche, Kurosawa donne du sens à ces séparations : il va s’attacher à donner à chacune une identité formelle autant que scénaristique, construire autour de chacune d’elle un monde qui lui est propre. Il faut noter par ailleurs que Shokuzai est, à l’origine, un roman à succès au Japon, mais que le livre ne comprenait pas de description poussée des personnages masculins, ici tout de même très présents. Le réalisateur s’est donc, à la fois formellement et narrativement, complètement réapproprié le matériau d’origine (et a donc manifestement quelque chose à nous dire des rapports hommes-femmes).
Au fil de la création de ces mondes, Kurosawa va distiller quelques séquences qui évoquent ses productions les plus effrayantes (Kairo, Cure, Retribution) sans pour autant ouvrir complètement la porte au surnaturel. Une main spiritualiste tire les fils d’une intrigue qui se révèle pourtant, dans ses derniers moments, parfaitement cartésienne. Répondant à Kairo sur un ton plus naturaliste, Shozukai est un film écrasé par les rouages de la fatalité, et pénétré de la peur de la mort.
Ainsi donc, le réalisateur virevolte entre le whodunit, le film d’horreur et un aspect de chronique sociale, telle que mise en scène dans Tokyo Sonata. On perçoit ici comme la volonté de Kiyoshi Kurosawa de livrer une œuvre-somme, de profiter du format télévisuel pour connecter tous les fils de sa filmographie. Une œuvre-somme qui ne sera pas, pour autant, un chef‑d’œuvre. Avec un talent certain, le réalisateur jongle avec les styles narratifs, au fil d’un film à la forme mûrie, subtile et attentive. Pour autant, il manque à Shokuzai l’intensité étouffante qui fait le prix de Kairo et de Retribution.
Kiyoshi Kurosawa saisit donc, avec cette série télévisée, l’opportunité de mélanger plusieurs pistes esthétiques. La pertinence de son discours formel impressionne réellement par son homogénéité – preuve nouvelle de ce que le média télévisuel peut apporter à la narration cinématographique. À aucun moment le découpage en deux épisodes ne se justifie donc, et ce d’autant moins d’ailleurs qu’il convient soit de considérer Shokuzai comme un tout, soit comme cinq moyens-métrages distincts, avec chacun leurs spécificités formelles. Kurosawa semble confirmer, avec ce film, la nouvelle orientation de son style narratif : un style patient, à l’écoute du temps, initié avec Tokyo Sonata, et qui ne manque d’opposer son public à celui des films terribles, absurdes et hypnotiques des années 1990. Au croisement des deux chemins, il reste heureusement toujours le formidable Retribution, dont la brièveté fait un cousin plus efficace, plus passionné et plus envoûtant du très appliqué Shokuzai.