La Cinémathèque française à Paris vient d’organiser une rétrospective de l’intégralité de la filmographie d’un des plus grands cinéastes apparus sur nos écrans ces dernières années : Hong Sang-soo. En moins de quinze ans, ce Sud-Coréen a réussi à imposer en une dizaine de films une œuvre radicale, étrange, burlesque et cruelle. Une œuvre qui de films en films creuse les mêmes idées, les mêmes obsessions, et ce par le biais d’une approche cinématographique unique.
Cela fait maintenant dix ans que Hong Sang-soo s’inscrit de façon régulière sur nos écrans. Dix ans que ses films atypiques apparaissent clairement comme étant ceux d’un cinéaste majeur, offrant une cohérence thématique et stylistique unique, chose assez rare ces derniers temps pour le signaler. Dans la déferlante des sorties en tous genres, peu de cinéastes ont réussi ces dernières années à imposer un tel regard, à la fois constant et radical, reconnaissable entre mille. À chacun de ses nouveaux films, avant même de savoir de quoi il va être question, nous retrouvons ce qui fait sa singularité, les particularités de sa mise en scène, de son rapport à l’espace, à la durée, au cadre. Avant toute chose, c’est là que se trouve la réussite de son œuvre ! La régularité avec laquelle sortent ces films, leur cohérence, font déjà de Hong Sang-soo un véritable auteur, pour reprendre un terme hélas trop souvent galvaudé.
Comme dans un bocal
Hong Sang-soo a quelque chose à nous dire non par l’intermédiaire du cinéma, mais grâce à lui, grâce à ce qui constitue ses spécificités. Il a réussi à créer un langage qui lui est propre, quelque chose ne se trouvant ni dans le scénario, ni dans les notes d’intention. Peut-être est-ce la simplicité de cette mise en scène qui frappe et qui le singularise ? Mais à l’instar d’un Oliveira ou d’un Garrel, la façon qu’il a de filmer ces histoires capte l’attention. Comme eux, il sait faire le vide afin d’imposer de façon nette et précise ce qui se révèle être un regard, une façon d’observer à ce point particulière, qu’elle véhicule en elle-même des sentiments ne se trouvant ni dans les dialogues, ni dans les situations. Ces histoires ne pourraient être racontées par aucun autre cinéaste. Personne à partir du même script ne pourrait nous montrer la même chose que ce que nous voyons à l’écran. Alors bien sûr, on peut parler dans son cas d’un faiseur de système. Mais ce système nous parle, nous éclaire de façon unique sur ce que nous sommes, sur notre rapport au temps, à l’espace, et sur notre incapacité à habiter le monde, tout simplement. Il s’agit peut-être d’un système, mais on peut aussi considérer cela comme une façon de se positionner, de trouver une bonne place, une distance juste, un angle approprié à partir duquel tout prend un sens nouveau. Car la mise en scène, ce n’est pas uniquement des mouvements de caméra, un montage particulier, des effets, spéciaux ou pas, c’est aussi un moyen de choisir sa place, comme acteur et spectateur face au spectacle du monde, de façon à ce que celui-ci se révèle. Hong Sang-soo est avant tout un observateur qui apparaît, à la façon d’un Ozu, comme présent malgré tout dans le cadre. Et chaque présence est comme une individualité qui, en tant que telle, reçoit ce qu’elle voit et entend, et le ressent par le prisme de cette chose unique qu’est sa sensibilité.
Les histoires que nous conte ce cinéaste sont filmées le plus souvent avec de longs plan-séquences, plus ou moins fixes, sans aucun découpage à l’intérieur d’une même scène. Face au retrait de la caméra, on peut à tort être amené à penser qu’aucun parti pris de mise en scène n’est affiché, qu’aucun point de vue particulier n’est affirmé. Mais en définitive, Hong Sang-soo observe, attend, regarde tel un botaniste la nature opérer, certains comportements se manifester, pour le meilleur ou le pire du milieu dans lequel il se trouve. Il y a quelque chose de l’ordre de l’observation scientifique dans cette mise en scène, une forme de distance visant à scruter les êtres et les choses dans un espace donné. Mais aussi quelque chose de l’ordre de l’expérience, dans laquelle il s’agit de convoquer différents éléments, faire qu’ils se rencontrent afin de voir ce qui naîtra de ces rapprochements, comment ceux-ci bouleverseront l’écosystème. Le cadre est alors comme un bocal, une serre. Claude Chabrol considérait qu’observer la société revenait à regarder un aquarium, et il y a un peu de cela chez le cinéaste coréen. Car si l’image de Hong Sang-soo peut dans un premier temps sembler impersonnelle, elle apparaît au fur et à mesure des scènes d’une intensité rare. Son impassibilité cache en fait son intransigeance dans le désir qu’elle a de nous montrer les êtres tels qu’ils sont, sans fioriture, sans maquillage, à nu. Ce dispositif peut à certain moment se révéler être d’une grande cruauté pour les personnages. Nous sommes souvent amenés à les voir s’enfoncer, lentement mais sûrement. Les plans séquences laissent calmement s’installer le malaise. Les êtres sont posés là, encombrés d’eux-mêmes, regardant autrui avec méfiance, avec amour. Ils sont à la fois pathétiques et sublimes, révoltants et bouleversants.
Indéniablement, ce cinéaste a créé quelque chose, une œuvre comme on dit ! Mais pour être exact, on peut dire qu’il a surtout trouvé quelque chose, vu et entendu ses contemporains, le milieu spécifique dans lequel il baigne. Pour reprendre la formule de Rossellini : « Les choses existent, alors pourquoi les transformer ? » Il puise dans ses observations, dans son quotidien, et n’en doutons pas dans sa vie privée, de quoi remplir les pages de son scénario. Il est avant tout un observateur, quelqu’un qui trouve dans son existence et dans celle des autres des sujets qu’il souhaite mettre en scène. En filmant ce périmètre restreint, Hong Sang-soo, sans éclat, nous dévoile quelque chose de la personne humaine, quelque chose de juste et de profond, de burlesque et de tragique, d’universel. Ces histoires simples se révèlent impitoyables, terribles quant à leur vision de l’humanité. Des étudiants paumés, des cinéastes frustrés, des professeurs désabusés forment une galaxie assez terrifiante. Le vrai cinéaste d’épouvante coréen, c’est lui ! Mais si ses talents d’observation l’amènent à composer des caractères, la mise en scène prend pourtant le parti de les laisser vivre et se mouvoir dans l’espace. Ce retrait permet de mettre en avant les gestes, les expressions, le vent et le hasard. Le cinéma se fait malgré tout. Dans les silences et les intervalles, le cinéma vit sa vie. Le « psychologique » ne prend pas toute la place. Hong Sang-soo observe, organise, tranche puis, une fois tout en ordre, observe à nouveau, laissant le monde reprend ses droits, et le spectateur d’investir selon ce qu’il est l’espace défini par la mise en scène. D’où le sentiment que ses films sont aérés, que la profondeur et le tragique n’alourdissent jamais la sensation première de notre prise de contact avec l’image. Nous sommes finalement assez libres d’orienter notre vision.
L’alcool et le masque
L’importance de l’alcool chez Hong Sang-soo est grande et a plusieurs fonctions. Elle offre des moments burlesques, des malentendus et des tensions entre les protagonistes d’une rare violence. Mais surtout, dans beaucoup de cas, elle révèle des choses, fait disparaître les règles de retenue que tout individu en société s’impose, ce qu’il dissimule. Quand l’alcool fait tomber les barrières, l’individu semble comme vider son sac, ne plus contenir ce qu’il a en lui, sa part d’ombre, ce qu’il aimerait cacher à autrui. L’homme qui cherche à contrôler son image doit se méfier de l’ivresse. Abruti par la boisson, il ne semble sortir de sa torpeur que pour se manifester de la façon la plus primaire qui soit, tel un animal traqué. Cet état physique est d’autant plus frappant que le dispositif scénique de ce cinéaste se révèle redoutable lorsqu’il s’agit observer chez les personnages la montée de l’ébriété.
Dans Woman on the Beach, un cinéaste en mal d’inspiration part sur la côte avec un ami et une jeune femme. Lors d’une soirée arrosée, il se lance sous l’effet de l’alcool dans une dissertation sur la perception des femmes coréennes en Europe, dissertation absurde, ridicule mais hilarante pour le spectateur. La jeune femme qui l’écoute, qui connaît et apprécie le travail de cet homme, ne peut alors qu’être surprise face à un tel comportement, et lui en fait part avec une honnêteté absolument terrible et jouissive. Cet être est certes un cinéaste doué, mais reste malgré tout un individu lambda, sortant des lieux communs, brisant du même coup l’image qu’il voudrait se donner, celle d’un artiste, d’un cinéaste important. Malgré ses prétentions, l’alcool a laissé apparaître cette faille, a rompu le charme de l’homme supérieur, pour le ramener finalement à l’égal d’un simple mammifère marchant sur ses deux pattes.
De même, dans La femme est l’avenir de l’homme, un professeur d’université participe à une soirée arrosée avec ses étudiants. Son statut fait qu’il a auprès d’eux une certaine aura. Il représente le savoir et sa grandeur, une forme de sagesse à laquelle ces jeunes gens aspirent. Pourtant, l’alcool aidant, il commence à faire des réflexions en dessous de la ceinture, posant des questions faisant allusion à la vie sexuelle des jeunes filles présentes. La scène est pathétique et crée un véritable malaise. Quand un étudiant lui fait remarquer à quel point il est ridicule, le professeur s’emporte, lui fait la morale, mais tente surtout de masquer à quel point il ne peut supporter d’être pris en flagrant délit de médiocrité.
Les cinéastes, les artistes et les enseignants ont dans la société telle que la voit Hong Sang-soo un statut à part. Ils ne sont pas des individus normaux, mais jouissent d’un certain prestige, forment une caste qui fait d’eux des êtres qu’on écoute, qu’on respecte, auxquels on aspire à ressembler. Pour les jeunes gens perdus, ne sachant que faire de leurs vies, ils sont une sorte de modèle, les dépositaires d’un savoir, d’une philosophie agissant telle une lumière ouvrant une voie dans les ténèbres de leurs propres existences. Seulement ces êtres ne sont pas fiables, et l’image qu’ils voudraient donner, le masque qu’ils composent, ne dure qu’un temps. Un moment d’abandon, quelques verres qui vous tournent la tête, et ils replongent dans la masse, eux qui cherchent pourtant à s’en détacher. Ces individus ont besoin de briller, de se distinguer, d’attirer les regards, l’admiration et l’amour. Et l’un des moteurs inavouables qui les poussent vers de telles carrières est bien évidemment la possibilité qu’ils ont de séduire grâce à l’aura que leur confèrent de tels postes. Jouir de ce statut auprès de jeunes femmes désirables facilite grandement la possibilité de jouir de leurs corps.
À la recherche des divinités perdues
Mais d’un autre coté, on peut s’interroger sur les raisons qui font qu’une telle stratégie fonctionne. Pourquoi des personnes liées à certaines catégories professionnelles attisent autant les passions, fascinent et rebutent ? Ces films nous montrent des individus encore jeunes qui se cherchent désespérément, souhaitent s’épanouir en tant qu’individus et aspirent à se réaliser selon un certain idéal. Et ce qui apparaît clairement, c’est que pour mener à bien leurs ambitions, ils ont un besoin d’identification et recherchent des modèles. Malgré la modernité, malgré la science et la technologie, résident encore dans le cœur humain le désir et la nécessité de trouver des héros, des exemples qui inspirent l’humilité tout en vous encourageant à aller au bout de vous-même. Dans Ha Ha Ha, l’une des protagonistes est guide dans un temple. Face aux touristes, elle évoque la vie d’un valeureux soldat coréen ayant défait les Japonais il y a des siècles. Mais pour un de ceux qui l’écoutent, cette histoire n’est qu’une légende, un mythe, et donc une forme de mensonge ayant servi la propagande en créant un héros coréen, un modèle et un symbole de fierté nationale. Mais le scepticisme de cet individu met en colère notre guide. Elle ne supporte pas ce discours visant à relativiser le mythe en le tempérant par le prisme de la raison. Pour elle, la naïveté avec laquelle on peut croire à des individus légendaires est quelque chose de positif, un exemple à suivre ne pouvant être que bénéfique. Puis, plus tard, un des protagonistes ayant assisté à cette scène est témoin d’une hallucination, puisque ce fameux héros lui apparaît sur le banc d’un parc. Face à ce soldat mythique, à ce grand chevalier, il ne peut que se prosterner et implorer que celui-ci lui montre la voie, le guide dans son existence en lui indiquant ce qu’il doit développer en lui-même.
De même, dans Woman on the Beach, le cinéaste en mal d’inspiration, incapable de finir son scénario, est amené lors d’une promenade près de la plage à se retrouver face à trois arbres nus côte à côte, formant étrangement une sorte de triptyque se détachant sur un fond nu. La beauté de ces formes et de ce plan crée une forme d’équilibre dégageant une impression de calme absolu. Face à ce moment de grâce, l’idée que tout cela n’est que hasard est difficile à croire. De ce fait, le cinéaste en mal d’inspiration, voyant comme une brèche s’ouvrir entre la terre et une forme supérieure, ne peut que s’agenouiller, se prosterner et implorer l’aide d’une force extérieure et immatérielle. Peu après, quelque chose se débloquera chez cet homme qui, même si nous n’en savons pas plus, finira son scénario.
Ces protagonistes ont besoin de croire en une force supérieure face à laquelle ils ne peuvent que se sentir humbles, une puissance qui les prend par la main et les pousse à aller de l’avant, à accomplir ce pourquoi ils croient être faits. Le réel, la pesanteur terrible qui pèse sur leurs épaules, font que tous cherchent malgré tout à échapper à la morosité ambiante et à leur petitesse par ce biais. Doutant d’eux-mêmes, ils ont besoin d’être encouragés, de s’entendre dire qu’ils sont sur la bonne voie. Mais le salut ne peut venir des hommes qui se prennent pour des dieux.