La pauvreté et la légèreté combinées du dernier film de Hong Sang-soo risquent un peu vite de le faire passer pour une simple récréation. Mais sa filmographie est de celles qui valent tout autant pour leur cours que par leurs pics. On n’y trouve pas de « simple récréation » qui ne soit la répétition secrète d’une brillante réussite. Son œuvre se veut moins une succession de monuments clos qu’une collection de films ouverts, se tendant mutuellement des perches. Le retour des motifs, d’un film à l’autre, ou au sein du même film, a toujours été au centre de son travail. On retrouve dans celui-ci le même système de rimes discrètes, de rappels, les mêmes effets de circulation qui faisaient la profonde drôlerie, et parfois la noirceur, de ses précédents films. Hong Sang-soo ne se répète pas ; il explore à chaque fois, sous des termes différents, le même rapport affectif : la séduction vue sous l’angle de la faiblesse, des manquements à soi-même et aux autres. En un mot : l’anti-conquête.
Ha Ha Ha, comme son titre le laisse entendre, est une comédie. Son histoire est celle de deux amis qui se racontent leurs amours de vacances sans se rendre compte qu’ils parlent de la même fille. Ils se rencontrent et égrènent leurs souvenirs, autour d’une table et d’une belle grappe de bouteilles, au rythme des « Tchin ! Tchin ! ». La petite ville portuaire de Tongyeong sert de cadre estival commun aux récits enchevêtrés de leurs marivaudages. L’un est cinéaste et professeur, mais professeur au chômage et cinéaste sans film à son actif. L’autre un dépressif blagueur en plein amour adultérin, père immature d’une famille que nous ne verrons jamais. Le film est bâti sur ce partage inconscient de lieux, de personnes et d’objets que l’on retrouve dans les deux récits, le hasard ayant voulu que les deux narrateurs ne se croisent pas du séjour. Le spectateur se plaît à constater qu’ils l’ont passé dos à dos, dans le même entourage : un jeune poète agressif, une serveuse lunaire, une guide touristique patriote, une maîtresse délaissée et une restauratrice qui se proclame la « mère » de tous.
Tout l’art de Hong Sang-soo se fonde ici sur cette circulation de motifs qui, déplacés d’une scène à l’autre, se convertissent en pièges ou en opportunités et questionnent ainsi la bonne foi des personnages. Cette casquette rouge que le cinéaste-professeur offre à sa mère, se retrouve plus tard, dans un récit de son ami, sur la tête du poète, signe que la mère s’en est débarrassé. Et ce poète, perçu comme tel dans les récits de l’un, ne devient qu’un badaud agressif, dans le récit de l’autre. À mesure qu’alternent les récits des deux amis, se précise le portrait cohérent d’un groupe, qui nie la subjectivité de leurs deux points de vue. C’est certainement pourquoi les encarts séparant les épisodes, entre les deux amis attablés, se déroulent sous le dispositif minimal de photos fixes en noir et blanc. Ainsi, le présent de la narration apparaît étrangement, dans ces images figées, comme le souvenir de ce qui est raconté. L’image, chez Hong Sang-soo, ne prend jamais le relais de la parole que pour lui mettre des bâtons dans les roues.
Le film adopte cette forme en miroir où les reflets de points de vue symétriques ne cessent de se croiser, comme se recoupent des témoignages. De ces recoupements résulte une image de la vérité. Hong Sang-soo joue de cette opposition constante entre les variables de la parole et les invariables de l’image, qui se contredisent sans cesse. Ces deux points de vue, a priori séparés, sont rattrapés par leur théâtre commun (la ville portuaire), sur lequel ils buttent.
Cependant, il ne s’agit pas pour Hong Sang-soo de confronter les points de vue, ni de juxtaposer différentes facettes d’un événement – jouissance narrative avérée – comme dans Citizen Kane ou L’Homme qui tua Liberty Valance. Il ne s’agit pas de débusquer un secret enfoui au cœur de l’image. Il s’agit au contraire de déstabiliser le discours, de le faire sortir de ses assises et, de cette chute langagière, tirer bon nombre d’effets comiques. Le cinéaste coréen manie ainsi une ironie mordante qui vient toujours gêner la bonne image que les personnages cherchent à donner d’eux-mêmes. Il inscrit précisément sa mise en scène à cet endroit (cet envers ?) du discours qu’on appelle le mensonge : cette toile tissée de non-soi qu’on lance au regard des autres. L’intéressent ces brèches, ces endroits où baille la parole quand elle n’adhère plus assez à la réalité. Et cela survient toujours par accident, par le retour de quelque chose qu’on n’avait pas prévu (le fameux retour des motifs). Dans l’univers malléable des mots, la constance du réel est un piège terrible.
C’est peut-être là que Hong Sang-soo rejoint le plus son maître Rohmer, dans cette mise en perspective des discours, dont les frictions des différents degrés jettent une lumière sur les personnages. Les Contes moraux jouaient déjà beaucoup de ces failles entre ce qui était dit avec beaucoup d’aplomb et les déplombages de l’image, l’ultime référent sur lequel toute voix, même off, vient buter. Mais la détermination des caractères rohmériens leur permettait d’aller au bout de leur système et d’en vérifier le bien-fondé, sous forme d’une leçon, d’une morale. Hong Sang-soo, lui, explore une certaine malléabilité – disons même une certaine mollesse – des caractères, et sa situation alpha : la velléité sentimentale. Là où, chez Rohmer, la volonté s’insérait dans une logique déductive serrée, son altération, chez Hong Sang-soo révèle une béance entre le dire et le faire, qui s’ouvre sur un fond crapoteux (la pulsion, l’intérêt, la peur) au moment où ses personnages en ont le moins besoin. Vouloir paraître grand, se révéler tout petit : c’est la dynamique du rire chez Hong Sang-soo.
La gamme des manquements à sa parole – mensonges, trahisons, abandons, fuites, vanité, pleutrerie – dessine la carte du tendre de ce cinéma. Étonnante, cette façon dont l’infamie et la douceur se côtoient dans cette fourmillante mosaïque d’épisodes. Car c’est justement en ce point où le courage fuit, où il s’écoule hors de l’âme, où la détermination s’épuise, qu’on se trouve le plus à même de mesurer la tendresse d’un caractère. C’est surtout par leur lâcheté que les personnages de Hong Sang-soo se rappellent au genre humain ; c’est la principale entrée par laquelle on peut se loger en eux. En elle réside leur maladresse burlesque. Leur numéro d’équilibriste se joue sur le fil de ces petits arrangements avec soi qu’autorise la séduction. L’hostilité du monde burlesque revit dans cette course d’obstacle du « plaire », où chaque objet peut se retourner contre vous, où chaque ami se change en rival, où chaque mot peut vous trahir. La grande versatilité du monde de Hong Sang-soo réside ici, dans cette conjonction profonde entre tendresse et lâcheté qui, une fois mise à jour, ne se départit jamais d’une forme d’amertume.
La facilité avec laquelle le cinéaste mène ces étourdissantes variations est un ravissement de chaque instant. Il faut l’alliance d’une singulière décontraction et la parfaite maîtrise de ses gammes pour en arriver là. Une gamme de comédiens hors pair, tous admirables, qui approfondissent à chaque scène la peinture de leur caractère et emmènent leurs personnages très, très loin. Leurs qualités – mélange de précision et de laisser-aller, acuité dans l’expression, intelligence du rôle – sont de celles qui savent, et avec quelle élégance, se faire discrètes. Une gamme de couleurs prononcées, doux pastels, qui s’attachent en larges aplats aux personnages – par le biais de leurs vêtements – et les « qualifient ». Leur impureté (demi-teinte) répond à ce jeu des sentiments mêlés, troubles, où le calcul le dispute toujours à l’expression spontanée. Par la gratuité esthétique de son geste – rien ne le justifie que le pur plaisir de faire virevolter ces motifs – la « petite récréation » de Hong Sang-soo contient tout le bonheur des grandes vacances.