Avec L’Apocalypse-Cinéma, le philosophe Peter Szendy rejoint les rangs éditoriaux d’un imaginaire apocalyptique en pleine ébullition au fur et à mesure que s’approche le 21 décembre 2012. Mais loin de surfer sur une vague marketing, son essai flirte ouvertement avec la pop’philosophie pour façonner une exigeante théorie du cinéma.
Rares sont ceux qui songent raisonnablement à une imminente apocalypse, y compris les Mayas dont les croyances se trouvent pourtant à l’origine de la funeste prédiction. Et pourtant, l’imaginaire collectif s’agite, la presse et la recherche universitaire frémissent, les colloques et les ouvrages sur le sujet prolifèrent. Les cinéastes eux-mêmes se laissent de plus en plus aller à glisser sur la pente finale du monde, se frottant aux sacro-saints codes du flamboyant genre catastrophe hollywoodien|dossier sur le cinéma apocalyptique après le 11-Septembre, ou explorant des territoires au-delà des frontières de ses conventions. Depuis l’an dernier, nos écrans ont ainsi vu notre sort fatal se parer d’allures pour le moins diversifiées : le thriller mystique avec Take Shelter, l’effondrement capitaliste du cronenbergien Cosmopolis, l’esthétique eschatologique de Béla Tarr dans son Cheval de Turin, la veine comico-romantique de Jusqu’à ce que la fin du monde nous sépare, le 4h44, dernier jour sur Terre d’Abel Ferrara (en salles le 19 décembre prochain) ou l’opéra nihiliste de Melancholia.
C’est d’ailleurs sur le film de Lars Von Trier que s’ouvre et se clôt L’Apocalypse-Cinéma, que son auteur, Peter Szendy, considère comme « le seul film rigoureusement apocalyptique de l’histoire du cinéma ». À l’appui de cette ferme hypothèse : l’argument d’une synchronie de la fin, celle du monde et celle du film. Toutefois, il n’est pas ici véritablement question de la réanimation de nos angoisses collectives à la venue imminente de la date fatidique du calendrier maya. Szendy pose ici des questions essentiellement cinématographiques, que le genre catastrophe, généralement maltraité par l’intelligentsia, se voit trop souvent refusé. L’auteur l’explore ainsi à travers douze chapitres et autant de blockbusters américains « apo » (à l’exception de Melancholia), agrémentés d’un treizième, pause centrale qui fait l’inventaire d’une définition du genre. L’apocalypse-cinéma désigne alors cette surimpression de fins par lequel le cinéma pense autant celle du monde qu’il interroge sa propre limite.
Chacun des chapitres dépassent alors les motifs conventionnels de la catastrophe pour explorer les figures filmiques de la consumation contant une autre fable par-dessus les histoires de Spielberg, Matt Reeves, John Hillcoat ou Terry Gilliam, celle du cinéma lui-même : The Last Man on Earth et le décompte, l’archi-travelling de Terminator comme figure de l’engloutissement, modèle d’une « cinémécanographie de la propagation », A.I. ou le gel du flux filmique ou, au contraire, la surchauffe numérique de la pyrotechnie emmerichienne dans 2012, ou encore le Blob, bulle autophage analysée à partir du film éponyme d’Irvin Yeaworth. Surexpositions, rewinds, arrêts sur image, raccords et fondus se font les supports d’hypothèses captivantes sur l’épreuve filmique de la finitude, à l’appui de ces œuvres majeures, et de quelques autres au détour d’un paragraphe (depuis la série B de Carpenter jusqu’au film d’auteur de Watkins ou Tarkovski). Ces bifurcations, parfois inattendues, vers la peinture de Bruegel, les romans de J.G. Ballard ou un épisode de South Park construisent des ponts entre les analyses et évitent à cet essai de n’être qu’une simple collection d’articles. Car cette érudite Apocalypse-Cinéma pense l’image à la croisée de la théorie du cinéma et des cultural studies ou de ce que Deleuze appelait la « pop’philosophie », sans asséner sa docte filiation et s’en faire le chantre nouveau.
Philosophe et musicologue, Szendy s’engouffre dans les failles illégitimes de la culture populaire pour en extraire une multitudes de néologismes sur lesquels consolider ses propositions ciné-apocalyptiques. Extrêmologie, intercinémonde, cinéfication, gigantomachie, hystérologie, posthymne ou cinération sont autant de formules hybrides alimentant des pages dont la lecture n’est pas toujours aisée, mais qui témoignent d’une passion communicative où le problème philosophique de la fin (fin du monde, fin de l’histoire) rencontre l’imaginaire de la science-fiction. Alors, Heidegger côtoie les Terminators et Tex Avery, Schopenhauer fricote avec Ridley Scott, Cicéron croise Bruce Willis et Woody Woodpecker. Il n’est donc guère étonnant de voir l’ouvrage de Szendy, à qui l’on doit déjà d’avoir orchestré la rencontre de Kant et des extraterrestres, publié dans la remarquable collection cinéma des éditions Capricci, qui déjà réunit Johnny Depp et Cecil B. DeMille, l’équipe du Groland ou Otto Preminger.