Après le remarquable Roc & Canyon, Sophie Letourneur persiste et signe avec La Vie au ranch, son premier long-métrage. Aussi bien en ce qui concerne la méthode que les thèmes, la cinéaste a de la suite dans les idées, et déploie une conviction contagieuse.
Un portrait doux-amer d’un groupe de jeunes filles avec dialogues crus et répliques cultes, des comédiennes dotées d’un naturel confondant, dont la consommation de tabac et d’alcool risque de mettre Roselyne Bachelot en émoi. Voilà, plus ou moins, ce que promet La Vie au ranch, notamment son affiche rose bonbon et cette brochette sur canapé de jolies nénettes déconneuses. Pas faux, on retrouve en effet ces divers ingrédients, mais gare à l’emballage car certains ne manqueront pas d’être surpris, et même déstabilisés, par le traitement tout à fait singulier qu’en fait Sophie Letourneur, ce qui ne lui retire évidemment aucun mérite, au contraire.
À l’instar des films précédents de la cinéaste, La Vie au ranch part d’un matériau autobiographique qu’elle confronte ensuite à des protagonistes issus du réel. Voulant évoquer les vicissitudes de la vie d’un groupe, Sophie Letourneur (assistée de Laëtitia Goffi au casting « sauvage ») est partie à la recherche d’un… groupe. Elle a fini par mettre le grappin sur de joyeux drilles en boîte de nuit : la greffe pouvait commencer dans un laboratoire cinématographique entre alchimie et ethno-sociologie, où l’effet de réalité contamine sans cesse la fiction, et inversement. Situé au temps de l’adolescence, Roc & Canyon s’ancrait davantage dans l’implicite, alors que La Vie au ranch porte plus clairement sur la question de la relation de l’individu au groupe, où Pam conscientise progressivement sa position, et l’idée de prendre la tangente, ce qui aboutit à son départ vers Berlin, loin des siens et du « ranch ». Arrivées au seuil de l’âge adulte, les donzelles ont à se lancer dans l’existence et rencontrer quelques vérités, dont celle qui veut que le grégarisme soit une façon comme une autre d’éprouver une solitude. Constater aussi qu’il y a d’autres façons de vivre en société : ce que l’on croit exceptionnel et unique peut porter une puissance très normative.
Pam partage donc avec Manon un appartement, le fameux « ranch » qui s’avère le centre de gravité de cette écurie d’une demi-douzaine de minettes, autour desquelles gravitent quelques gars. Pas de doute, même si elle consacre une scène à la gente masculine, l’intention de Sophie Letourneur est de filmer ces filles plutôt bien nées et mal embouchées, assez cultivées et un peu crades. On pourrait tiquer sur cette approche socialement autocentrée (avec les reproches de complaisance qui iront peut-être avec), si elle n’était porteuse d’aucun sens. Un positionnement intéressant, en effet, dans la mesure où ces êtres – dotés d’un certain habitus – maîtrisent les jeux sociaux, ou du moins le croient-ils. Cet enfermement dans une sociabilité en vase clôt rehausse l’idée de bulle aussi utile et protectrice qu’aliénante, le corps social « réel » finit par former un hors champ qui frappe fort aux murs endogamiques du ranch.
On peut aussi percevoir l’esquisse d’un portrait d’une « génération précaire », ces jeunes gens diplômés entrant tard dans la vie active, sur lesquels pèse la crainte de la stagnation, voire du déclassement social. Ce que la réalisatrice a observé à l’étape du casting, en comparaison avec sa génération : « Je les ai senti beaucoup plus préoccupés par leur avenir, moins dilettantes et plus inquiets. » Cette dimension anxiogène passe notamment par le statut du langage dans La Vie au ranch. Plus qu’un dialogue ou un échange, il sert à remplir l’espace, à oublier qu’il y a beaucoup de vide dans ce plein ; un bruit perpétuel maintenant debout un édifice artificiel et branlant. La caméra de Sophie Letourneur pose souvent un regard anthropologique déconstruisant les relations humaines, par le verbe et la mise en présence des corps.
Si la tonalité d’ensemble paraît reposer sur une souplesse et une apparente liberté qui feraient la part belle à l’improvisation, il ne faut pas s’y tromper : dialogues et filmage sont réglés comme du papier à musique ; loin de s’avérer confuse, la mise en scène est rigoureusement lisible, fonctionnant par blocs denses. Le rendu étonne par cette capacité à capter les vibrations du rythme quotidien : déambulations nocturnes et matins blafards, apéros interminables et départs laborieux, de jour comme de nuit. Cette danse collective – qui sonne un peu creux et plutôt triste – représente sans doute la meilleure scène du film, du moins dans sa capacité à se fondre sans fard dans le tempo de l’existence.
Roc & Canyon puis La Vie au ranch : les films de Sophie Letourneur convoquent clairement l’imaginaire du western, retenant au moins l’idée de l’aventure, de la conquête d’un espace et d’un soi. L’enjeu pour les protagonistes étant en effet de s’accorder un peu de territoire ; si l’appropriation du corps constituait l’enjeu du film précédent, il s’agirait plutôt ici de délimiter et d’identifier un espace intime. Après les portes ouvertes aux quatre vents du ranch, ce n’est pas l’accomplissement d’un mince chemin que d’avoir à frapper avant d’entrer dans les chambres de l’appartement berlinois où réside Pam. Pour en arriver là, entre Paris et la capitale allemande, il y eut la case Auvergne, où la compacité du troupeau n’a pas résisté au premier plan d’ensemble du film : l’épreuve de l’espace et du silence. C’est aussi, en quelque sorte, la trajectoire que l’on souhaite et attend désormais de la part de Sophie Letourneur : s’aventurer vers d’autres territoires et expérimenter le décentrement, pas forcément loin, mais en dehors de ce laboratoire d’alchimiste-cinéaste où elle excelle.