Réalisatrice du très pertinent La Vie au ranch – chronique d’un départ difficile dans la vie adulte – Sophie Letourneur partage avec nous son point de vue sur son film.
Dans La Vie au ranch, la caméra suit un groupe d’amies d’une vingtaine d’années et capte l’atmosphère qui règne dans le groupe. La première chose qui frappe, c’est le bruit, ininterrompu, foisonnant.
C’est un bruit complètement construit à partir d’enregistrements des improvisations qu’on avait fait avant le tournage avec le groupe. J’ai travaillé directement dans cette matière, c’est-à-dire que j’ai composé les dialogues « sur la machine », avec un logiciel de montage son, pour pouvoir après leur donner à apprendre le résultat, le morceau de musique qu’il fallait qu’elles interprètent (…) Pour moi l’intérêt c’était de travailler sur le son de façon assez mélodique et instinctive (…)
Et pourquoi la bande sonore est-elle constamment saturée de sons ?
Ça c’était complètement fabriqué. Dans les improvisations elles parlaient de façon assez claire, chacune leur tour, il y avait quelque chose de distendu par rapport au film. Après pour moi l’enjeu était de rétracter le temps et de créer comme une caisse de résonance pour amplifier le côté bruyant du groupe et aussi pour faire en sorte que les voix ne puissent pas s’isoler, parce que finalement c’est un petit peu le sujet du film, c’est de trouver sa propre voix, dans les deux sens du mot. C’était important que pendant tout le début du film il n’y ait pas vraiment de voix qui se distingue et qu’on puisse entendre la voix du groupe, qu’on puisse identifier le groupe – que ce soit à l’image ou au son – comme le personnage principal. Je travaille aussi sur les conversations de manière plus expérimentale, y compris avec des installations uniquement sonores, c’est une recherche que j’approfondis depuis longtemps, et le son du groupe était vraiment un enjeu de mise en scène pour moi, c’est pour ça que je l’ai fait de façon assez radicale.
La deuxième chose qui est marquante, c’est la promiscuité, les corps, les odeurs. Il y a une scène de lendemain de fête où au réveil les personnages se collent les uns aux autres.
Il y a quelque chose de très charnel, de très sensuel dans le film, et pour moi c’était presque rejoindre le côté animal de la jeunesse. (…) Les enfants, quand ils sont tous ensemble, ils transpirent, ils ont chaud, ils se touchent, ils sont moites, ils sentent fort. C’était pour mettre en avant ce type de liens, parce que c’est un film sur la fin du lien « enfantin », c’est-à-dire presque avec des ami(e)s qu’on n’a pas choisi(e)s.
Pouvez-vous nous parler de votre travail sur l’espace, qui fait écho à la distance qui se crée petit à petit entre les personnages du groupe, qui passent de leur appartement parisien à des vacances dans le massif central puis à Berlin où une des filles finit par s’installer ?
Pour la première partie (ndlr : à Paris) c’était assez clair, il n’y a pas d’espace. J’avais choisi de faire le film en 1.37 qui est un format carré, mais finalement il est diffusé en 1.66 parce qu’aujourd’hui les cinémas n’ont pas tous gardé le projecteur 1.37, alors que c’est quand même le projecteur historique du cinéma ! (…) Pour moi c’était l’idée de bocal et d’étouffement, et d’un seul corps, pour faire comme une espèce de gros animal monstrueux et bruyant. Pour toute la première partie je voulais arriver à une saturation de l’espace par les corps, comme si les liens tenaient par le fait que l’espace est exigu. Finalement elles se retrouvent en Auvergne, on les voit qui marchent les unes après les autres avec beaucoup d’espace entre elles et là c’est une métaphore de leur lien qui se distendent. C’est la seule solution pour qu’elles aient l’espace d’accéder à elles-mêmes. À la fin à Berlin, c’est un autre rapport à l’espace mais plus lié à l’appartement. Le ranch c’est un lieu où tout le monde est dans la même pièce, il n’y a pas de portes fermées, il y a quelque chose de simultané tout le temps, et à Berlin c’était très important de cloisonner l’espace, avec ce travelling dans le couloir avec les portes qui s’ouvrent et qui se ferment, chacun est dans son espace, chacun est dans sa tête, dans sa vie et est prêt à plonger dans son intériorité.
Il y a un double sens au mot Ranch, qui désigne à la fois l’appartement parisien des filles et la ferme dans le massif central, avec ses troupeaux de vache. À Paris, les filles jouent le rôle du troupeau, tandis qu’en Auvergne elles se retrouvent plutôt du côté des fermiers ?
C’est vrai, après il reste quand même quelque chose du troupeau en Auvergne. Il y a Manon qui dit « Allez, je rassemble le troupeau » et puis il y a trois filles qui arrivent et on voit au fond Sarah-Jane (ndlr : l’actrice qui joue Pam) qui n’est pas du tout dans le troupeau, donc il y a un petit peu des deux.
On se demande à quelles valeurs elles peuvent se rattacher en Auvergne ?
Je pense qu’elles sont perdues en Auvergne, ce n’est pas leur environnement naturel, il y a du vide, alors que pendant tout le film elles fuient le vide, elles le remplissent tout le temps. Et finalement là le vide résonne en elles et ça crée des conflits parce que ça crée de l’angoisse.
Contrairement à d’autres films, ou le groupe d’ados vit dans un monde totalement à part, déconnecté de la réalité, vous n’explorez pas l’intérieur de la bulle, mais la frontière. Vos filles sont à la fois conscientes que la réalité extérieure est là, elles s’en protègent tout en la désirant ?
Tous les films que j’ai fait jusqu’à présent – les courts et les moyens métrages – sont sur le passage d’un âge à un autre et là c’est encore le cas. Le film commence le groupe ne va déjà plus très bien. Dès les premières scènes le personnage principal, Pam, est déjà mal à l’aise, différente, donc il y a une forme d’instabilité pendant tout le film. C’est l’histoire d’une trajectoire, ce n’est pas juste un portrait de quelque chose de figé.
On parle de passage, de frontière, votre précédent film s’appelait Roc & Canyon, on a maintenant le Ranch, on retrouve souvent – à propos de vos film – dans un champ lexical qui évoque la conquête de l’ouest, le western ?
Je pense que c’est une forme de hasard parce que lorsque j’ai cherché une colonie de vacances, la colonie s’appelait « Roc & Canyon ». Le Ranch, c’est un titre que j’ai trouvé parce que parmi toutes les jeunes filles que j’ai vues pour le casting, il y en avait qui avaient appelé leur colocation le « ranch ». C’est la vie qui m’a apporté ces titres-là. Après, si je les ai choisis, s’ils m’ont plus, je pense que c’était par rapport à Even Cow-Girls Get the Blues de Gus Van Sant, où il y a justement une bande d’amazones lesbiennes qui tiennent un ranch. C’est un film que j’adore, je trouve ça bien de donner une image de filles qui ne sont pas mièvres ou mignonnes, je ne dirais pas une virilité parce que ça serait dommage de rattacher ça à quelque chose de masculin mais il y a une forme de puissance. C’est des cow-girls, quoi ! Et le ranch c’est lié à ce quelque chose de « viril ». Roc & Canyon, c’était plus lié aux grands espaces parce que j’avais plus tourné à Paris et là on a tourné vers Millau. Il y a des paysages qui rappellent vraiment l’Ouest américain. On a aussi tourné en 1.85, ça faisait partie de l’épopée. De toute façon je pense que je parle toujours d’un trajet donc, le coté western ça convient bien et puis j’adore les westerns !
Dans La Vie au ranch, il y a une petite pique à destination des cinéphiles hardcore, voire même des critiques, avec un petit débat gentiment moqueur sur Hong Sang-soo ?
J’adore Hong Sang-soo, c’est une sorte d’hommage, je ne suis pas du tout d’accord avec ce qu’ils disent et je trouve que Night and Day est meilleur que Woman on the Beach ! (…) C’est pas vraiment des petites piques, mais bon, il y a quelque chose de risible par rapport à cette discussion de grandes personnes qui autour d’un diner vont parler des films et qui vont ressortir des choses qu’ils ont entendues à la radio. Ce sont des conversations qui sont interchangeables, mais c’est pour ça que ça fait rire, on reconnait tous des gens qu’on a vu. C’est aussi pour montrer le décalage des filles – qui sont tellement habituées à dire n’importe quoi et à ne parler que d’elles – avec ce genre de conversations adultes posées où on va parler d’un film, de culture.
En vous lançant dans La Vie au ranch, est-ce qu’il y avait des films dont vous vouliez vous inspirez, ou des films dont vous vouliez vous éloigner ?
Je n’ai pas trouvé de l’inspiration directement au moment de l’écriture ou au moment de la mise en scène du film, je pense que je l’ai accumulé en voyant des films depuis 15 ans. Au moment où j’ai écrit le film je ne me suis pas mis à regarder tous les films d’ado. Mes goûts, c’est Rozier, Rohmer, et j’aime bien les films qui mettent en scène des amitiés féminines. Je n’ai pas le sentiment de m’être inspirées d’autres œuvres, je suis davantage partie de la vie, de ces filles, de ce que je peux observer dans la rue.
Après la projection de La Vie au ranch, j’ai pensé – dans un genre très différent – à la trajectoire d’En avant, jeunesse de Pedro Costa. Dans les deux films, on passe d’un milieu vivant, presque organique (le ranch et le bidonville), vers un milieu aseptisé (l’appartement berlinois et le HLM), avec à la fois une grande fierté d’avoir conquis le nouvel espace aseptisé mais aussi une grande nostalgie de l’avant, et la présence d’éléments similaires, comme la vacuité de l’existence, l’enfermement dans un quotidien.
Je n’ai pas vu En avant, jeunesse, mais c’est flatteur. J’ai vu un seul film de Pedro Costa, c’est le film avec Balibar, j’ai trouvé ça magnifique.
Il y a aussi de forts échos avec Memory Lane de Mikhaël Hers, qui va sortir le mois prochain. Memory Lane, ça pourrait être l’histoire de votre groupe dix ans après ?
C’est vrai ! C’est un film qui m’a beaucoup touché, que je trouve magnifique. Avec Mikhaël, je me demandais si les journalistes allaient mettre nos films en parallèle. Après je pense que la différence c’est surtout le rapport au langage, qui est vraiment contraire. C’est-à-dire que lui est dans un langage qui a du mal à sortir. Tout ce qu’ils disent est très beau, très profond et ça sort vraiment d’eux. Ce sont des personnages avec un vrai monde intérieur et le rapport aux autres est plus compliqué que le rapport à soi, alors que dans mon film c’est complètement le contraire. Elles parlent à tort et à travers mais il n’y a pas vraiment de poids dans ce qu’elles disent, et le rapport à soi est plus compliqué que le rapport aux autres. Je trouve que c’est très intéressant de voir nos deux personnalités parce que les films nous ressemblent énormément : dans Memory Lane on sent vraiment Mikhaël et dans mon film il y a beaucoup de moi, de mon rapport au monde et de mon langage.
On a aussi le sentiment que les deux films reposent sur le fait de dévoiler la profondeur des personnages avec des conversations totalement banales ?
Oui, c’est sur la difficulté du langage. Les choses se passent beaucoup dans les silences aussi dans Memory Lane. Il y a une forme de lourdeur dans son film que je trouve très intéressante et moi dans La Vie au ranch c’est un peu le contraire.
Il y a aussi beaucoup d’autres correspondances : les personnages qui montent une colline ou une montagne, la mort d’un proche qui rode, le groupe de rock…
… et on a fait nos films en même temps, on a présenté des aides à l’écriture dans les même jurys… C’est drôle parce qu’on avait des projets similaires.
Est-ce qu’il y a des choses dans d’autres branches de l’art qui ont pu servir d’inspirations au film ?
Non pas vraiment.
Dans la chambre berlinoise de Pam, il y a un mur de valises vides, qui fait écho entre autres aux accumulations d’Arman ?
Je suis arrivée à Berlin, il fallait tourner quatre jours après et il fallait que je trouve l’appartement. Et [l’acteur berlinois] me dit « Non, tu peux pas tourner chez moi, il y a un artiste qui a entreposé une œuvre. » Alors je lui dis : « Ça m’intéresse parce qu’elle est censée être artiste, Sarah-Jane à la fin. » J’ai vu les valises, et je pensais à Boltanski, à la mort. Cette fin est assez mortuaire, ils parlent de la mort à un moment, il y a les valises, c’est la mort d’une époque, la mort d’une amitié. Mais la renaissance est en gestation aussi.
Vous pouvez nous parler de votre manière de travailler avec votre équipe, de vos rôles respectifs sur le tournage ?
On est une équipe réduite, (…) Pour tout ce qui est costumes et décors je me sers de ce qu’ont les actrices mais c’est moi qui choisis (…) Au niveau du tournage tout est très préparé, j’ai travaillé en amont avec ma chef-op pour le découpage. Mais c’était rock’n’roll, on a tourné en 35mm, on faisait peu de prises, on était dans de tous petits endroits, on avait pas d’autorisations de tournage (…) Pour le casting, j’avais trois groupes de filles qui étaient bien, et j’ai demandé à tous les gens de l’équipe de venir, on a fait un peu « jury de La Nouvelle Star », mais c’était important de faire participer tout le monde, c’est un film de groupe aussi (…)
Pour conclure, quelques mots sur votre prochain projet ?
Je ne vais pas construire l’histoire d’après ce que j’ai vécu, je vais un petit peu me distancier, mais ça va toujours parler de moi. Pour la structure, je vais m’appuyer sur la structure du conte. C’est à propos de quelqu’un qui est confronté à la solitude et qui va apprendre à être seul, c’est un peu la suite de La Vie au ranch finalement. Je suis en train d’écrire, je pense que le fond et la forme vont très bien ensemble. Pour moi, c’est aussi apprendre à filmer quelqu’un seul dans un cadre, à filmer quelqu’un qui ne parle pas, filmer l’intérieur du personnage. C’est mon prochain challenge.