Un cinéaste se met au vert pour boucler un scénario. Son ami, chef décorateur, l’accompagne dans une station balnéaire, flanqué de sa petite amie, admiratrice du premier. Une nouvelle exploration des possibles sentimentaux s’organise, une sorte de ronde infinie. Les liens et contours incertains des êtres se font et défont en d’infimes variations dans une œuvre qui, à force de se répéter, devient paradoxalement de plus en plus passionnante.
Comme à son habitude, Hong Sang-soo ne prend pas la peine de justifier la situation qu’il met en place. Elle existe et les êtres, à l’état d’ébauche, vont évoluer à l’intérieur de celle-ci, se débattre, se construire, se mentir, aux autres et à eux-mêmes, et tenter de faire coïncider ce qu’ils provoquent avec leur vérité, si elle existe. En ouverture, Joong-rae, le réalisateur, et Chang-wook, chef décorateur, boivent le thé chez le premier. Le scénario est en panne, les voilà partis pour la côte, avec Moon, la petite amie de Chang, sensible aux films du cinéaste, et bientôt au charme de celui-ci. Voici pour la formation du bancal triangle. Tous les films du cinéaste sont basés, au moins en partie mais souvent entièrement, sur cette figure géométrique qu’il explore invariablement. Souvenons-nous par exemple de La femme est l’avenir de l’homme, où deux vieux copains décident au terme d’une beuverie de rendre visite à une fille qu’ils ont aimée tous les deux. Night and Day repose en partie sur le trio avec l’appartement des deux étudiantes pour centre de gravité, mais d’autres formes interviennent : le losange, voire le pentagone.
Chez Hong Sang-soo, le chiffre trois ne résulte pas de l’opération 1,5 + 1,5, mais toujours de 2 + 1. Pour filer la métaphore mathématique, on pourrait dire que le triangle n’est jamais équilatéral, jamais fixe non plus. Les trois côtés sont soumis à des variations où le rapprochement de deux côtés marginalise fatalement le troisième. Très vite, c’est Chang qui se retrouve dans la situation du troisième côté repoussé. La scène la plus significative est lorsque que les tourtereaux envoient ce dernier « se (faire) promener » à l’autre bout de la plage afin de se bécoter bien tranquillement à l’opposé de l’endroit indiqué. La distorsion du triangle est alors maximale, il dessine même une droite puisque deux points se sont réunis. Cela passe aussi par une grammaire visuelle simple et cocasse, une conversation semble se dérouler simplement entre Joong et Moon. Et tout à coup, alors que l’on est installé dans cette discussion, une parole hors-champ retentit, presque déplacée, dérangeant une intimité. Le cadre s’élargit, Chang se tient là, peinant à exister. Le plan se termine avec la jeune femme au centre et les deux mâles à chaque extrémité de l’écran. Car il s’agit bien de ces duels absurdes qu’ils se livrent. Au restaurant, Joong fait un pataquès outrancier et surjoué sous le fallacieux prétexte qu’ils auraient été mal reçus. Sa virilité mise à mal, Chang doit réagir. Il le fait avec une extrême virulence en réclamant les excuses du cinéaste après cette conduite qu’il juge scandaleuse. Un véritable combat de coqs avec au centre une figure féminine qui a déjà choisi son camp, rendant les gesticulations de l’être délaissé tout à fait pathétiques.
Agissant dans l’inconséquence et la pulsion d’un désir immédiat satisfaisant, le personnage du cinéaste se trouve alors empêtré dans les questionnements habituels des films de Hong Sang-soo. Une liaison sans lendemain ? Le début d’une nouvelle relation ? Variation autour du thème de l’irrésolution. Dans la deuxième partie du film, Joong se retrouve seul dans cette station balnéaire mais ne reste pas longtemps solitaire. Il rencontre deux jeunes filles, Sun-hee et Tae-woo. Le cinéaste fait éclater le premier triangle pour en reconstituer un nouveau presque immédiatement, faisant redémarrer le film, croit-on, à sa situation de départ, en inversant le rapport homme (1) – femme (2). Un triangle à nouveau déséquilibré puisque son dévolu se porte sur Sun-hee, repoussant Tae-woo comme Chang le fut. Mais une variable se greffe puisque Moon réapparaît et devient la spectatrice consternée et désespérée de l’inconstance sentimentale de cet insatiable amant. Woman on the Beach devient alors une formidable et redoutable méditation sur la difficulté à faire coïncider l’existence réelle et l’image que l’on a d’elle, des autres et de soi-même, sur la délicate coordination entre des individus désynchronisés. Ce qui anime les personnages est peut-être cruellement personnifié par l’apparition récurrente d’un chien aimable et fidèle qui finit par être laissé là par un couple, au bord de la route : la crainte de la solitude et de l’abandon.