« Nous trimons un peu, dansons un peu, et rions beaucoup » : c’est ainsi qu’un grand-père jovial définit sa petite famille, et, par la même occasion, sa philosophie. Et c’est ainsi que Capra nous invite à rencontrer une bande de joyeux lurons qui travaillent un peu moins que le commun des mortels, dansent un peu plus, et ne s’en portent pas plus mal. Des originaux, oui — mais qui ouvrent leur porte à tous ceux qui n’ont pas peur de leur propre originalité. Par chance, ils vont pouvoir accueillir de nouveaux convives : ce petit bijou de la comédie américaine des années 1930 ressort en salles. Eh bien ! riez maintenant…
On ne s’ennuie pas dans la famille Sycamore. La mère écrit des pièces farfelues, la fille passe ses journées à danser en tutu, le père s’amuse à bricoler des feux d’artifice dans la cave, et le grand-père, qui ne jure que par son harmonica, vient de se fouler la cheville en se laissant glisser sur la rampe d’escalier, pour imiter sa petite-fille. Mais voilà que Kirby, grand homme d’affaires, entreprend d’exproprier les Sycamore afin d’installer l’une de ses usines dans le quartier. Et comme il se trouve que le fils Kirby (James Stewart), nettement plus fantaisiste que ses deux austères et riches parents, est bien décidé à épouser la fille Sycamore (Jean Arthur), les familles sont amenées à entrer en contact… et la rencontre est forcément explosive.
Réalisé en 1938, juste après L’Extravagant Mr Deeds, et juste avant Mr Smith au Sénat, Vous ne l’emporterez pas avec vous est à la fois en pleine cohérence avec l’idéalisme forcené développé par Capra tout au long des années 1930, et d’une pétillante originalité. Cette originalité, elle tient à la fois au caractère foisonnant des actions, des gags et des répliques, et à l’absence de personnage principal. Le choix de parler d’un groupe plutôt que d’un individu innove brillamment le goût des grandes valeurs humaines, si souvent exprimé par Capra. Il préfère ici au parcours linéaire d’un héros unique (Mr Deeds, Mr Smith ou John Doe) la multitude désordonnée et cocasse de personnages imprévisibles, et désamorce ainsi toute la lourdeur d’une éventuelle leçon de morale. Si identification il y a, c’est avec un esprit et une façon de vivre et de penser plutôt qu’avec un personnage unique — et ce simple glissement confère au film une légèreté éblouissante, dont les séquences larmoyantes que l’on a pu reprocher à Capra dans d’autres films sont définitivement exclues. La fable, comme souvent, dénonce les détenteurs du pouvoir et de l’argent, qui ont bâti leur vie sur d’égoïstes ambitions de réussite sociale, au mépris de bien des valeurs humaines, et aussi, sans aucun doute, d’une certaine fantaisie. Mais le propos est ici d’autant plus parlant que la forme même du récit invite au partage et à la générosité : il y a très peu de hiérarchie entre les personnages, et même l’histoire d’amour entre James Stewart et Jean Arthur (le couple-vedette de Mr Smith au Sénat) a moins d’importance que le tableau global d’une joyeuse petite troupe où chacun, à un moment où à l’autre, aura son mot à dire (ou à chanter, ou à crier).
Le film puise sa force comique et son incroyable énergie dans un principe simple : le plaisir de la transgression, le refus de toute forme de convention ou de conformisme. Rien n’est plus jubilatoire que les scènes de pure infraction aux codes sociaux ou aux règles de soi-disant savoir-vivre. Une bande de détenus qui se met à chanter et à jouer de l’harmonica derrière les barreaux, une jeune femme qui laisse distraitement échapper un hurlement dans un restaurant chic : autant de moments de pure drôlerie, qui décuplent le plaisir du spectateur en même temps que s’affirme, grandiose, le plaisir de personnages qui n’écoutent que leurs envies. La réussite du film tient sans doute à ce qu’il parvient à mobiliser des pulsions tout à fait partagées — et bien souvent très enfantines — mais souvent réprimées, et à les faire exploser au grand jour avec une élégance folle. Cette espèce d’ode à la fantaisie n’est d’ailleurs pas sans évoquer Holiday, que George Cukor réalisa la même année, et qui oppose également le monde austère de l’argent et du pouvoir à celui, magique, des grains de folie. Mais là où Holiday se laissait gagner par une certaine amertume, Vous ne l’emporterez pas avec vous, dans sa loufoquerie assumée et joyeuse, appartient plus clairement au genre de la « screwball comedy ». Lors de la scène du dîner au restaurant, les efforts de James Stewart pour cacher la pancarte suspendue au dos de sa promise, ne sont pas sans rappeler ceux de Cary Grant tentant de masquer la robe déchirée — et le derrière — de Katharine Hepburn dans L’Impossible Monsieur Bébé, qui date également de 1938 ; et les scènes où tout un microcosme se retrouve subitement derrière les barreaux sont également très proches dans les deux films.
La douce folie des héros de Vous ne l’emporterez pas avec vous est à la fois folie de langage, et folie de corps. Au tourbillon de répliques qui fusent, et à leur brillant franc-parler, répond le tourbillon d’acrobaties auxquelles se livrent, à des degrés divers, les membres de la famille Sycamore. Des pas de danse ininterrompus de la petite sœur en tutu (Ann Miller) à la séance de lutte improvisée, en passant par la danse « Big Apple » qu’une bande de gamins des rues apprend à Jean Arthur et James Stewart, le corps est sans cesse amené à s’exprimer, à s’affirmer. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les moments de liberté corporelle soient presque systématiquement associés à la musique, qui est continuellement définie comme un espace idéal d’expression de soi. Ce n’est pas un hasard si, au début du film, un employé qui passe ses journées à additionner des chiffres admet du bout des lèvres qu’il préférerait consacrer son temps à fabriquer des « choses », et que ces choses qu’il fabrique sont en fait des boîtes à musique. L’effervescence sonore qui parcourt tout le film n’est pas seulement au service d’un climat foisonnant : elle contribue à faire de la musique un élément essentiel non seulement de l’épanouissement personnel, mais aussi du partage. La scène finale ne dit pas autre chose : ce n’est qu’en jouant ensemble de l’harmonica que le représentant du pouvoir et le représentant de la générosité pourront enfin se comprendre — ou, plus exactement, que la générosité saura contaminer le représentant du pouvoir. L’image des deux hommes jouant ensemble, chacun sur sa chaise, d’abord seuls, puis rejoints par toute la famille, et enfin par tout le quartier, est d’autant plus frappante qu’elle est comme un rapprochement en terrain neutre. Au moment de la réconciliation, la maison des Sycamore a été vidée de tous ses meubles, ce qui en fait une zone déserte, et propice aux nouvelles résolutions. Le choix final d’un lieu de neutralité n’est pas anodin dans un film qui travaille sans cesse la question des espaces — chaque famille ayant un lieu de vie qui lui est propre, et tolérant mal que des individus de l’autre famille lui rendent visite sur son territoire. C’est dans une maison vide que pourra triompher l’espoir de convertir le monde des affaires — et l’Amérique — à la simplicité d’une solidarité improvisée.
Jamais l’humanisme de Frank Capra n’aura été aussi léger, vivant, et résolument contagieux. Vous ne l’emporterez pas avec vous, avec ses personnages débordants d’énergie, son amour de la fantaisie et de l’originalité, et sa prodigieuse insolence, est sans aucun doute l’une des plus belles comédies américaines de l’époque. Apologie de la générosité et critique de l’esprit de sérieux, portrait de groupe et portrait d’êtres éminemment singuliers : le film est tout cela à la fois, et reste, soixante-dix ans plus tard, d’une incroyable modernité. A l’heure où l’on tend à nous faire penser au travail comme à un simple outil d’ascension sociale, à l’argent comme à un but en soi, à la rentabilité comme à une valeur humaine, et à la différence comme à une tare, il sera plus que bienvenu de revoir ce chef-d’œuvre de poésie et de tendresse, qui ne manquera pas de répandre autour de lui comme un immense goût de liberté.