Dans l’univers très parisien des réalisateurs français qui ont la cote, les frères Larrieu détonnent quelque peu. Originaires des Pyrénées, les deux cinéastes aiment planter leur caméra dans les décors qui ont bercé leur enfance. De leur moyen-métrage au titre explicite (La Brèche de Roland, 2000, du nom d’un célèbre massif pyrénéen) à ce Peindre ou faire l’amour embrasé par la lumière du Vercors, en passant par l’irrésistible Un homme, un vrai (2003), comédie musicale foutraque dans laquelle Mathieu Amalric quittait sa vie citadine pour écouter chanter les coqs de bruyère au fin fond de la montagne, les frères Larrieu s’amusent à confronter les tourments sentimentaux de leurs personnages à l’immensité de la nature, comme si les tempêtes qui agitent les héros de leurs films ne pouvaient trouver un écho qu’au sein d’un environnement démesuré.
C’est donc dans la quiétude du Vercors que se déroule le nouveau film des frères cinéastes, présenté au Festival de Cannes en mai dernier. William (Daniel Auteuil) et Madeleine (Sabine Azéma), couple bourgeois proche de la retraite, achètent une maison à la campagne et se lient d’amitié avec le maire du village, Adam (Sergi López) et sa femme, Eva (Amira Casar). Dans ce contexte inédit pour eux à tous points de vue, William et Madeleine vont se découvrir une nouvelle jeunesse et s’adonner aux joies de l’échangisme avec le jeune couple. Le tout sans une once de culpabilité, ou presque.
Lors de la présentation du film à Cannes, certains ont grincé des dents : un film sur des quinquagénaires partouzeurs, quelle horreur ! Évidemment, Peindre ou faire l’amour est bien plus que ça : loin de l’analyse sociologique ou de la comédie de mœurs teintée d’ironie, que son sujet aurait aisément pu provoquer chez de nombreux cinéastes, le film est une ode vibrante aux plaisirs de la vie. Sensuelle, décomplexée, la caméra caresse les comédiens et les décors qui les entourent sans jamais porter de jugement sur les personnages et les situations qu’elle filme. Si naïveté il y a, elle est assumée et même revendiquée : oui, William et Madeleine ont de l’argent (il faut voir la somptueuse maison qu’ils achètent dans le Vercors) et leur passion soudaine pour le mystérieux couple correspond aux préoccupations saugrenues des couples bourgeois perturbés par l’oisiveté de la retraite. Et alors ? En anti-Madame Bovary, ils plongent main dans la main dans les délices de la transgression avec une bonne humeur communicative et beaucoup d’humour. Il faut voir la mine drôlement paniquée de Daniel Auteuil au lendemain de sa première nuit à quatre, pour comprendre que les frères Larrieu posent un regard affectueux sur leurs personnages.
Peindre ou faire l’amour ? Pour les frères Larrieu, peindre équivaut à pallier le manque de sexualité de Madeleine/Sabine Azéma (dès la première scène du film, les cinéastes en font un geste sensuel, dans lequel Madeleine s’abandonne pour retrouver ce qu’elle n’a plus ou presque dans l’intimité de son couple). A contrario, faire l’amour, c’est retrouver la folie et l’abandon de l’acte sexuel à trois heures de l’après-midi avec son compagnon. À travers ce titre en forme de question un brin absurde, le couple Madeleine-William a fait son choix et, dans la pratique échangiste, semble se consolider un peu plus. Là où le bât blesse, c’est dans les petites maladresses et autres facilités auxquelles les frères Larrieu se laissent volontiers aller : la fille du couple, par exemple, est beaucoup trop caricaturale dans ses désirs de mariage avec son amoureux brésilien sensuel comme une chaussette et l’opposition voulue entre ancienne et nouvelle génération s’avère totalement inutile. De même, on se serait bien passé de la symbolique Adam/Eva comme fruit défendu venu faire basculer le vieux couple…
Malgré tout, Peindre ou faire l’amour séduit par son aptitude à prendre le spectateur au dépourvu et l’amener à reconsidérer sa position passive pour lui faire emprunter des pistes inattendues. Jamais misérabilistes sur leur représentation de la cécité du personnage joué par Sergi López, les deux metteurs en scène vont jusqu’à donner à l’aveugle le soin de prendre à la fois les deux personnages principaux et les spectateurs par la main, le temps d’une longue scène de promenade nocturne durant laquelle l’écran est totalement noir, seulement ponctué par les sons émis par les personnages. Une expérience sensorielle qui se reproduira une seconde fois pour restituer pudiquement les ébats des deux couples. Entre communion avec la nature et expérience sexuelle hors norme, les deux scènes ont le même dénominateur commun : l’abandon, la perte de repères, la déstabilisation progressive des personnages (et du spectateur) et la découverte de quelque chose de nouveau, dont le caractère éphémère renforce la singularité. Et si, finalement, quand le noir se fait sur l’écran, les frères Larrieu nous parlaient également de la sensation que tout spectateur éprouve avant de découvrir un film, quand le noir se fait dans la salle ?
Jamais moralisateur, Peindre ou faire l’amour est un film sur la (re)découverte de soi et de l’autre, sur la capacité à envisager la vie et le monde dans lequel nous vivons de façon un peu décalée. Mais peut-être est-ce un film sans aucun message, dont le seul but est de conter l’histoire d’une aventure à la fois banale et hors du commun, une histoire d’amour décomplexée entre des gens qui n’ont a priori rien à faire ensemble. C’est aussi à tous points de vue un film magistralement interprété par quatre comédiens libres comme l’air : quand on les voit s’étreindre au petit matin sur la terrasse de cette splendide maison au cœur du Vercors, ils réussissent à restituer toute la tendresse d’un geste qui, à première vue, peut sembler dérangeant. Les frères Dardenne ont obtenu la Palme, mais les frères Larrieu ont définitivement réussi leur passage dans la cour des grands.