Après un passage remarqué à Cannes, le film des frères Larrieu, Peindre ou faire l’amour, arrive sur nos écrans. Nous leur avons demandé quelle était leur manière de travailler, leur rapport aux acteurs et à l’histoire, et bien d’autres choses encore…
Comment est née l’idée du film ?
Jean-Marie Larrieu : On trouvait qu’il y avait matière à cinéma dans cette histoire-là. Ce qu’on connaît, c’est la rencontre amicale entre des couples, et puis on se dit, « tiens, si on poussait », et cela comme une exploration. On n’est pas experts, et là il y a une vraie excitation à envisager de pousser la situation. Et pour raconter cette histoire-là, on a décidé de prendre des personnages qui sont a priori éloignés du sujet, pré-retraités, petits bourgeois de province, des gens qui ne sont pas censés être à l’avant-garde des aventureuses amoureuses, sexuelles, artistiques, on a pris à peu près l’opposé, des gens plutôt dits « coincés », et cela nous excitait beaucoup. Nous avions aussi l’idée de prendre pour les représenter de très bons acteurs, mais qui incarnent aussi quelque chose de la moyenne. Et en plus rencontrer quelqu’un qui est aveugle, c’était un peu une jubilation de cinéma, parce que dès qu’il y a un aveugle, tout l’espace est plein, il se passe quelque chose dans chaque scène.
Est-ce que vous élaborez le scénario ensemble ?
Arnaud Larrieu : Oui, c’est un dialogue. On part du synopsis, et on va de plus en plus vers le concret, et ça finit par donner du dialogue. Pour ce film, nous avons un peu adapté notre méthode, quand le dialogue ne venait pas, on passait, on décrivait la scène. Pour ce qui est du plateau, je suis à l’image, au cadre, et Jean-Marie parle plus aux comédiens. Il les surveille plus sur le texte. Et on ajuste le tout ensemble.
JML : À la limite, c’est beaucoup plus naturel de fonctionner comme cela à deux, que tout seul. Les réalisateurs sont toujours à hésiter entre regarder dans le cadre ou regarder directement les comédiens.
AL : On est assez classiques sur ce point, pour nous, c’est l’espace, l’acteur, de quel côté il rentre, où nous sommes, si on est avec lui, dans quel point de vue, et finalement ça donne un film…
JML : Une fois qu’on a une situation, l’aveugle, une peintre amateur, c’est ça qui déclenche un désir de film, et après on met les choses en relation, on tire les fils. On essaye de créer une ligne qui puisse se suivre facilement.
Quand vous avez écrit, vous saviez déjà que vous écriviez pour ces acteurs-là ?
JML : Pas ceux-là. On s’était dit que ce serait forcément des acteurs connus, reconnus, parce que si on veut de bons acteurs qui aient cet âge-là, le choix est restreint. On avait aussi envie qu’ils soient un peu à contre-emploi, c’est-à-dire qu’on ne s’attende pas à ce qu’ils se lancent dans cette aventure-là. C’est pourquoi les personnages sont des amateurs, c’était important. Madeleine et William, ce sont des dilettantes absolus du sexe, a priori ils ne sont pas du tout préparés à ça, c’est le côté un peu burlesque et intéressant du film. Sabine Azéma et Daniel Auteuil étaient tout à fait prêts à jouer cette histoire-là.
Ont-ils apporté leur petite touche personnelle ?
JML : Au niveau du texte, non, il n’a jamais bougé. Après, c’est un échange. Nous essayons de capter la manière dont ils jouent les choses, de les orienter vers ce qu’on cherche, et en même temps de regarder ce qu’ils proposent. On leur donne deux ou trois pistes, et après ils se lancent tous seuls, ce qui est assez agréable.
AL : Au moment du scénario, les personnages étaient très abstraits pour nous, et quand ils se sont incarnés, c’était étonnamment facile et juste, et cela nous a menés encore plus loin dans les personnages.
JML : Ils ne jouent rien qu’ils ne sentent. Ce que fait l’acteur, c’est rendre vrai un mensonge, puisque c’est pour de faux. Beaucoup d’acteurs font des « tics du vrai », de fausses hésitations, des mots en plus, mais ce qui était bien avec eux, c’est que c’était le texte à la virgule près, sans rien rajouter, mais avec quelque chose de vrai. On a envie de leur donner des choses de plus en plus invraisemblables. Des fois, ils n’y arrivent pas, alors on cherche ensemble, et quand ça passe, c’est incroyable, parce que c’est la preuve par l’acteur que l’histoire est possible. C’est assez troublant.
Que représente le scénario, pour vous ?
JML : Le scénario est là pour capter des choses. À chaque étape, ça doit s’enrichir. En tout cas, c’est la philosophie du cinéma qu’on pratique. Il faut un projet pour aller quelque part, mais en général, au final, ce n’est jamais ce qu’on avait attendu. Il faut l’accepter.
AL : Pour ce film, on est contents de ce qui s’est passé au tournage par rapport au scénario.
JML : Notre manière de travailler c’est d’être toujours un peu dans l’inachevé. Je n’ai jamais compris les gens qui sont extasiés par la beauté d’un scénario. Je me dis « Dans ce cas-là, faites-le éditer, et c’est fini ». Un bon scénario, on a envie de le voir tourné. C’est pour cela aussi que c’est compliqué de se faire financer sur les scénarios, parce qu’a priori, tout n’est pas encore là.
Il y a un gros travail esthétique sur le film, sur les paysages, la lumière. Comment avez-vous travaillé ces aspects ?
JML : Nous avions simplement un désir de capter certaines choses. On aime bien les paysages, et on voulait les filmer comme des corps. Il fallait que les acteurs jouent à égalité avec ce qui les entourait. Dans la ville, ça donne plus de violence. Il y a peu de séquences de ville, mais nous avons bien aimé Grenoble. Au montage nous en avons coupé une partie, mais il y avait plus de ville au départ.
AL : Et puis avec des acteurs connus, c’est absolument impossible.
JML : Oui, au bout de trois prises, il y a deux cent personnes dans la rue…
AL : Il faut s’échapper ! (rires)
JML : Et puis c’est aussi un beau travail avec le chef op’. On s’était toujours dit que c’était un film sur les crépuscules, que quasiment la moitié des scènes se passaient au moment du coucher du soleil. Et à moins de tourner pendant six mois et de se dire qu’on tournait tous les jours une heure le soir, c’était impossible. Donc par moments il y a des éclairages artificiels, et nous sommes contents de l’effet obtenu. Le film semble très naturel, mais il y a beaucoup de lumière. Même certaines séquences de jour sont éclairées.
Quel ton avez-vous voulu privilégier dans le film ? On sent à la fois de la légèreté, de l’émotion…
JML : Oui, ce sont les deux aspects. On voit très bien comment le film aurait pu dériver dans le film d’horreur, avec une histoire de manipulation, quelque chose de cauchemardesque. On le fera peut-être un jour, mais comme un film de genre.
AL : Le ton, c’est celui que les personnages veulent bien donner. Évidemment, on est derrière, mais c’est aussi quelque chose d’humain. Une situation n’est pas toute blanche ou toute noire.
JML : Tout à fait. Daniel, lui, est mélancolique, mais il a une veine comique, ce n’est jamais loin. Sergi est sympathique, mais il a un côté inquiétant. Amira, on ne sait jamais trop où elle est.
Vous avez rencontré des problèmes de censure par rapport au thème que vous avez abordé ?
JML : Il y a surtout eu beaucoup de discussions sur le fait qu’à la fin ils rencontrent ce dernier couple. Mais il y a eu des versions du scénario où ça allait beaucoup plus loin.
Certains critiques ont parlé de libertinage, d’autres d’échangisme. Qu’en pensez-vous ?
JML : Ce qui nous intéresse, c’est juste avant l’échangisme, le moment où quelque chose s’invente, le moment de la découverte. C’est un peu la provocation du film, de se situer avant l’action. Il y a des gens qui peuvent le recevoir et s’y reconnaissent. Pour ce qui est des discours sur le film, je ne sais pas d’où sortent tous ces sociologues. Ce sont de faux prétextes pour parler du sexe. On aborde ce sujet dans un film, il faut qu’il y ait l’article sur l’échangisme par un sociologue : non seulement il n’est pas question de sexe, en plus c’est très moralisateur, et dans le fond il ne reste plus rien.
Tout paraît naturel, dans l’attitude des personnages, on dirait qu’il n’y a rien de calculé.
JML : Oui, on a travaillé sur le non-calcul. Tout commence vraiment quand Sabine Azéma fait sa petite crise de jalousie, mais qu’elle ne maîtrise pas. J’ai un petit regret, j’aurais voulu qu’on prenne plus de temps, au moment où Sergi prend la main de Sabine. C’est un moment tellement incroyable, on n’a pas eu le temps de plus circuler. On a joué sur la fulgurance, le regard de Daniel, ce qui était un choix, pour que le lendemain, ils se disent « Mais, qu’est-ce qu’il s’est passé ? » Mais quand je le revois, j’aimerais que ça dure plus, alors qu’on l’a joué sur la vitesse.
Après cette soirée, justement, Madeleine et William n’en parlent pas. Vous vouliez que ce soit plus une expérience personnelle qu’une expérience de couple ?
JML : Le lendemain matin, ils sont très troublés, ils font un peu n’importe quoi. Ils n’allaient pas en discuter le matin, devant une tasse de café, avec Eva encore allongée dans le canapé. La première réaction, c’est s’échapper, ce qui est très adolescent, comme dans les premières histoires, c’est toujours attirant et effrayant.
AL : La discussion vient après. C’est ce que tout le monde attend : « On s’est faits avoir, ils sont échangistes, on va rentrer et les foutre dehors. »
JML : Ils sont d’abord soulagés à l’idée de ne plus les revoir, puis ils s’ennuient. On a voulu passer par toutes les étapes. Quand ils discutent dans la chambre, ce sont des choix de montage. Nous avions le choix entre plusieurs prises. On a gardé celles où on sent que Madeleine et William ne sont pas tout à fait sur la même longueur d’ondes. C’était bien d’apporter une nuance. Et quand William retrouve la culotte dans le canapé, c’est la situation classique avec un objet compromettant. Mais ce qui est nouveau, c’est qu’ils ne peuvent pas se le cacher, ça leur est arrivé en même temps. C’est une situation qu’on a vue mille fois, mais là c’est différent.
La scène de la terrasse, lorsqu’ils se retrouvent tous les quatre, est très particulière…
JML : Ils étaient incroyables quand on les a lancés dans ce plan. On leur a dit « On n’a rien vu, c’était dans le noir, mais c’est comme si ça pouvait recommencer. Ensuite vous allez être interrompus par la voiture des enfants qui arrive. » On a commencé à tourner, et il y avait des gens de l’équipe qui n’osaient plus regarder, qui se demandaient ce qui passait. On a gardé cette première prise. Au départ on avait décidé qu’on comprenait dans cette scène ce qui s’était passé la veille, qu’il y avait trois gestes tendres, et c’est tout. Là il se trouve que ces acteurs-là y vont, se donnent, et le plan est incroyable. Et au montage on s’est dit « c’est un beau plan, il se passe quelque chose, on le garde ».
On a l’impression que les personnages d’Adam et Eva sont un peu comme des anges tombés du ciel : ils sont là, ils disparaissent, ils sont très mystérieux finalement…
JML : C’est presque des créations de William et Madeleine : « On les veut, on les jette, ils nous manquent », ils sont assez magiques, en fait.
AL : C’est un jeu avec le spectateur ainsi qu’avec nous-mêmes. La mécanique du désir, c’est troublant. Il suffit d’enlever l’objet, et tout le monde a envie que ça revienne. Ce sont des choses qui existent. À l’écriture, on nous disait « Il pense au mariage de sa fille, il ressort et sa fille lui annonce qu’elle va se marier, ce n’est pas possible. » Hé bien si, c’est possible. Et c’est pour cela que William trouve cela absolument merveilleux.
JML : C’est pour cela qu’on a joué sur leurs prénoms, il y avait quelque chose d’un peu mythique dans ce couple, qui pourtant peut exister. Sergi López est très terrien, mais il a un côté un peu onirique. On a supprimé les rêves, mais on voulait une dimension onirique. Ce sont des mythes qui nous habitent tous. C’est une idée que l’on retrouve dans l’art, le fait de mêler des hommes et des créatures imaginaires.
Une fois à l’écran, est-ce qu’il y a une scène qui vous a plus impressionnés ?
JML : Il y a des moments forts qui arrivent à l’écriture, d’autres au tournage, au montage. Et la chanson de Brel, ça a même été au mixage.
AL : On aime beaucoup la fin, en fait. En termes de cinéma, de contact entre le quotidien, le fantasme.
JML : Oui, c’est ce qu’on a souvent voulu nous faire enlever, donc on l’a tourné et on en est très contents, parce que c’était la scène la plus attaquée.
AL : Même pas sur le sujet, mais en termes de cinéma, comment un peintre serait content d’avoir réussi à créer une telle lumière sur un buste de femme.
Comment aimeriez-vous que le spectateur reçoive votre film ?
JML : On voudrait avant tout que quelque chose l’émeuve, le remue. Ce qu’on a ressenti, lors de projections en public, c’est que soit l’entrée dans le film se fait vite et jusqu’au bout, soit pas du tout. Il y a des gens qui attendent que ça commence, qui attendent un récit qui va clairement quelque part, et ils prennent une espèce de claque. Le film ne fonctionne que sur des sensations, donc il faut suivre dès le début, aller d’émotion en émotion. En termes de récit, la presse anglo-saxonne et américaine, à Cannes, nous a parlé de stratégie narrative, et ils ne voyaient pas où elle était, car il n’y en a pas…
Vous verriez votre film passer à la télé à une heure de grande écoute ?
JML et AL : Ha oui !
JML : Il faut qu’ils arrêtent de prendre les gens pour des cons. Je me souviens, enfant, d’avoir vu des films mystérieux, où on devait aller se coucher sans voir la fin, mais il me semble que c’était autre chose que ce que l’on voit maintenant.