Pour son dernier long-métrage, explorant la relation entre les deux grands psychanalystes Carl Jung et Sigmund Freud, et leur patiente Sabina Spielrein, David Cronenberg réinvestit des notions familières de mutation et de monstruosité. À la simple différence qu’ici, ce n’est plus la chair qui bouillonne et dessine de nouveaux modes d’existence, mais l’esprit, pris dans une telle furie d’interprétation qu’il finit par crypter tout rapport au réel.
De Spellbound d’Alfred Hitchcock à Suddenly Last Summer de Joseph Mankiewicz, l’histoire du cinéma américain est jonchée de drames psychanalytiques. Si ces deux grandes disciplines du XXe siècle éprouvent entre elles une réelle sympathie, parce qu’elles jouent sur le même terrain – déplier l’âme humaine –, leurs noces ont assez rarement abouti à des chefs‑d’œuvre et plutôt conduit à la formation de clichés durables. Ainsi, combien de fois a‑t-on représenté l’inconscient comme un puits sans fond, un méandre sombre et effrayant, et la résolution du trauma comme un accouchement ? Dans un film psychanalytique, rien à faire, il faut plonger dans un bain d’images mouvantes pour remonter à l’image originelle d’où découle tout le drame.
Le dernier film de David Cronenberg, A Dangerous Method, première claque de la Mostra 2011, fait tout le contraire. Il retrace, entre Zurich et Vienne, la relation entre Carl Jung (Michael Fassbender), Sigmund Freud (Viggo Mortensen) et Sabina Spielrein (Keira Knightley), une jeune patiente du premier dont elle deviendra la maîtresse avant de passer dans le cabinet du second et épouser la profession de psychanalyste. La cure de la demoiselle Spielrein libère les démons (la pulsion de mort) de Jung l’idéaliste, dont la déontologie s’effondre, leur liaison scandaleuse menant à une rupture de ses rapports avec le Père Freud, arrimé au sexe comme à la base de toutes ses théories. Le récit est mené avec une diabolique tranquillité, une épure formelle qui se refuse à la moindre afféterie. Cronenberg évite soigneusement toute forme de « plongée » dans la psyché de ses personnages et se tient, contre toute attente, à la surface du drame. Le champ-contrechamp et le jeu des échelles, qui passent d’habitude pour le summum de l’ennui, rencontrent ici une inventivité de chaque instant, indices amortis de cette tempête qui gronde sous les crânes. Il y a dans sa patte, un lissé, une manière de tout mettre à plat, certes troublants dans le cadre de son sujet, mais qui répondent à une logique implacable.
Car Cronenberg trouve dans cette histoire la matière idéale pour poursuivre ses thématiques et ses obsessions. À savoir : l’impact de l’esprit sur la chair, la pénétration d’une idée lancée à l’assaut du cuir humain. Et la seule position d’où il puisse observer ces phénomènes, c’est, ça a toujours été, de Chromosome 3 à Videodrome, de La Mouche à Crash, sur la peau de ses personnages, en tout cas dans cette sphère diffuse qu’on appelle leur apparence. Dès lors, on comprend l’inutilité qu’il y aurait à entrer dans la tête de Freud et consorts. L’important, c’est précisément ce qu’ils disent de leurs pensées et comment ces dires rencontrent leurs corps. Ainsi, le drame que nous conte Cronenberg dans A Dangerous Method, est, à l’inverse de ses prédécesseurs, tourné vers une maladive excroissance de l’esprit par rapport au corps. Ici, c’est le cerveau qui entre en ébullition, pas la chair. Et les personnages qu’ils nous présentent sont les victimes d’un dérèglement intellectuel, d’un cancer de l’analyse qui ne laisse plus au corps aucun mouvement spontané, aucune plage d’expression, sans que l’observation, l’interprétation des signes, enfin la spéculation ne s’en mêlent. Sous les yeux du triangle Jung-Freud-Spielrein, aux abords de la Première Guerre mondiale, et dans un contexte de méfiance diffuse quant à la judéité des protagonistes, la théorie scientifique a commencé à contraindre les corps dans une gaine qui n’est pas prête de se relâcher.