On connaît la réflexion cinglante de Jean-Luc Godard lorsqu’il apprit qu’il devrait partager avec Xavier Dolan le prix décerné par le jury cannois pour Adieu au langage : le jury a selon lui récompensé « un film de vieux fait par un jeune et un film de jeune fait par un vieux ». À découvrir We Can’t Go Home Again, film réalisé entre 1971 et 1973 par un immense cinéaste en fin de carrière avec les étudiants de Harpur College (État de New York), la remarque de Godard, à quarante ans de distance, résonne étrangement. Dans ce dernier film (si l’on exclut le Nick’s Movie posthume coréalisé avec Wenders), l’auteur de Johnny Guitar et de La Fureur de vivre se confronte lui aussi aux nouvelles formes du cinéma ; mais à l’inverse de Godard (qui, rappelons-le, voyait en lui « la personnification du cinéma »), Nicholas Ray n’est pas cynique face à la jeunesse qu’il rencontre sur les bancs de la fac. Figure paternelle dévoyée, cinéaste loubard plus déboussolé encore que les étudiants qu’il doit « former », il ne se pose dans We Can’t Go Home Again ni en gourou ni en vieux de la montagne. S’il dresse, dans cette expérience limite de la pratique du cinéma qu’est We Can’t Go Home Again, son propre « portrait de l’artiste en jeune homme », c’est à l’épreuve de celui, romantique, informe et ambigu, d’une jeunesse dont il semble avoir encore tout à apprendre. L’homme qui a gravé la mémoire de la jeunesse américaine dans le marbre éternel du héros blond et rebelle de La Fureur de vivre n’est finalement pas loin dans ce dernier opus touchant et brouillon : on pourrait même créditer Nicholas Ray d’un certain flair, voire d’une complicité naturelle avec la jeunesse, en 1955 comme en 1973.
Premier film
Mais cet « adieu au cinéma » d’un maître de la grande époque hollywoodienne, adieu à la fois politique et personnel, ambitieux et intimiste, est aussi à sa manière un premier film : avant Godard dans son film en relief, Nicholas Ray signe en 1973 en quelque sorte une œuvre expérimentale, où le Cinémascope dans lequel il s’était illustré avec génie, pas plus que le star-system dont il avait exploitées les plus belles ressources (James Dean, Joan Crawford, Joan Fontaine…), n’ont plus lieu d’être. Dans une sorte de tabula rasa lestée de toute nostalgie (voir la scène plutôt drôle où les étudiants dressent un palmarès aussi bref que désinvolte de la filmographie de leur professeur), Nicholas Ray rompt dans We Can’t Go Home Again avec les formes (en premier lieu les formats) qui ont fait son cinéma et auxquelles il n’est plus possible, en effet, de « retourner » : celles de cet Hollywood d’hier qu’il a laissé derrière lui à jamais lors d’un ultime tournage apocalyptique (Les 55 Jours de Pékin, 1963).
Les fans de westerns, de péplums ou des films noirs passeront donc leur chemin : fauché, en disgrâce auprès des studios depuis près de dix ans, alcoolique et plus encore, Nicholas Ray livre en 1973 un foisonnant essai de cinéma — qui tient de l’atelier collectif parfois hystérique et d’une « commune » utopique où chacun tient tous les rôles — et sur le cinéma. Son work in progress est aussi l’autoportrait décalé, parfois franchement burlesque (« J’ai fait 10 westerns et je ne sais pas faire un nœud à une corde ») et souvent désespéré d’un artiste en fin de course. Film manifeste et expérience collective, dont le plus remarquable, au-delà du chaos pas toujours lisible des écrans, des images et des voix qui se bousculent dans We Can’t Go Home Again, est le talent d’équilibriste du réalisateur qui met en scène à la fois son propre désarroi (réussira-t-il enfin son suicide ?) et la représentation « absolument moderne », expérimentale en effet, des affres de cette jeunesse libertaire, qui doit choisir entre Jane Fonda et Richard Nixon.
Il est notable, de ce point de vue, que Nicholas Ray ait tenu à signer We Can’t Go Home Again, curieux film de fin d’étude d’un génie accompli, assumant le geste révolté qui fait le sel poignant de ce dernier baroud. Combattif jusqu’au bout, lui fera le voyage pour que le film soit montré au public cannois deux jours avant la fin de la fête. Mais l’aura de son auteur a pâli avec le temps, et ce dernier film, qui ne répond à aucune règle narrative ni esthétique, laisse tout le monde perplexe – Sterling Hayden ira même jusqu’à demander, à l’issue de la projection cannoise, si « Nick » avait réalisé ce film « sous acide » !
Qualifier ce dernier opus vibrant et allumé de « psychédélique » parce que Nicholas Ray découvrait, captivé, le procédé de colorisation des images (inventé par l’artiste coréen Nam June Paik, l’un des fondateurs de l’art vidéo) et des formats nouveaux (dont celui en 1 :3 qui favorise les inserts multiples, une technique de la vidéo et de la télévision) ne permet pourtant pas de comprendre ce film étrange et inabouti, ni d’en résoudre l’énigme. Une énigme que Nicholas Ray formule lui-même sous la forme d’une allégorie à ses étudiants : « Don’t expect too much », « n’en attendez pas trop des vieux maîtres ». Entre autres messages (certains sont d’une tonalité plus voltairienne) adressés aux étudiants en cinéma de Harpur College, celui de ce testament décadent sur lequel Nicholas Ray a travaillé jusqu’à sa mort en 1979 rejoint au bout du compte l’appel lancé par Godard il y a longtemps, bien avant qu’un jury facétieux rassemble sur un même podium le vieux sage et le jeune loup : l’appel à « changer le cinéma ».