Sorti juste après le mythique Johnny Guitar avec Joan Crawford, À l’ombre des potences pourrait passer à tort pour un film mineur dans la filmographie de Nicholas Ray. Si cette production de 1955 n’a pas suffisamment marqué la mémoire du cinéphile, c’est peut-être parce qu’on ne peut à aucun moment réduire son complexe enjeu dramatique à sa stricte dimension symbolique. Privé d’une image forte qui porterait en elle l’argument du film, celui-ci charrie néanmoins tous les thèmes les plus chers au réalisateur de La Forêt interdite : le tortueux rapport père-fils, le poids du passé et des déterminismes psychologiques, la pureté du sentiment amoureux à l’épreuve de la corruption du monde, etc. Si certains ont pu voir dans À l’ombre des potences une virulente dénonciation du maccarthysme (avec ses emballements populaires qui privent chaque individu de toute faculté d’analyse), ce western crépusculaire se définit avant tout par sa sentimentalité fatiguée et ce, à travers la figure d’un homme vieillissant et ancien repris de justice, venu refaire paisiblement sa vie dans une petite ville de l’Ouest après avoir pris sous son aile un jeune homme impétueux.
L’habit fait le moine
Dès la première scène, Nicholas Ray donne le ton : deux hommes sans histoire qui viennent de se rencontrer, Matt Dow (James Cagney) et Davey Bishop (John Derek), se retrouvent accusés à tort d’avoir commandité une attaque à main armée. Pris dans une embuscade, Davey est blessé par les hommes du village voisin. Son blanchiment et les excuses des fautifs n’y feront rien : le jeune homme devra continuer à vivre avec une infirmité qui lui rappellera constamment qu’on l’a jugé indigne d’être innocent. Parce qu’il sait que l’injustice est inhérente au monde, Matt Dow va donc s’employer à stimuler son protégé pour l’encourager à s’affranchir de cette image qu’on lui colle à la peau. Cette lourdeur de l’être n’a jamais cessé de définir le tragique des personnages du cinéma de Nicholas Ray : des Amants de la nuit aux adolescents de La Fureur de vivre, la fatalité des destinées n’est pourtant jamais prétexte au moindre suspense dramaturgique. Comme dans l’autodestructeur Le Violent ou le tortueux Derrière le miroir, chacun porte en lui sa propre fin et il fait peu de doutes que la résolution des enjeux amènera son lot de déceptions et de résignation. Mais le fait que les perspectives soient à ce point obstruées n’empêchent pas les personnages de cultiver le sentiment et l’attachement pour survivre dans leur enfer. À l’opposé des codes du western qui érigent l’honneur et la dignité comme leitmotive, À l’ombre des potences se lit comme un étrange western mélancolique et sentimental, presque cérébral.
L’homme blessé
Dans À l’ombre des potences, Matt Dow est celui à qui revient de porter le poids de ce monde malade. Ancien repris de justice qui estime avoir payé sa dette et le droit de recommencer une nouvelle vie, il n’a rien du stéréotype du cow-boy athlétique capable de mettre le monde à ses pieds d’un seul coup de gâchette. Incarné par un James Cagney vieillissant et épaissi, Matt tente de vivre avec le poids d’un divorce et la perte d’un fils. Son chemin l’amène à croiser la route de Helga Swenson (Viveca Lindfors), vieille fille dévouée à son père rustre mais juste, qui n’attend rien d’autre que l’amour vienne frapper à sa porte. Avec un étonnant sens de l’épure, Nicholas Ray associe à cette promesse d’amour réparateur quelques étonnantes aérations comme la scène de demande en mariage. En ce court instant, le film érige la douceur réconfortante d’un foyer comme un véritable rempart à la menace corruptrice du monde extérieur, symbolisé tout au long du film par une succession de scènes en extérieur où la profondeur de champ expose les personnages à la violence de ce qui peut surgir du hors-champ. Mais on sait d’avance que ces respirations n’offrent qu’un répit trompeur car le fiel de la trahison (que l’on retrouve également dans la très belle adaptation par Ray du mythe de Jesse James avec Le Brigand bien-aimé) ne tardera pas à se répandre pour ramener les personnages à leur triste sort. C’est ce désenchantement ténu qui fait la belle valeur de cet À l’ombre des potences injustement méconnu.