Wild Side a eu la bonne idée d’éditer en DVD ce film méconnu de Nicholas Ray, un peu raté mais émouvant, qui constitue une curiosité à plus d’un titre. Les cinéphiles purs et durs y verront un parangon du « grand film malade » et la preuve qu’un auteur n’a pas besoin de maîtriser la fabrication d’une œuvre pour que celle-ci lui ressemble. D’autres y verront l’un des premiers longs métrages ouvertement écologistes. On y voit surtout un beau film de rebelles, avec ou sans cause, où se dessine un inoubliable trajet de l’inimitié à l’estime.
Quiconque en connaît un peu la genèse a dû en arriver à la même évidente conclusion que Patrick Brion, Bertrand Tavernier et Bernard Eisenschitz dans les bonus (globalement assez anecdotiques) de ce DVD : il est curieux à quel point La Forêt interdite trouve sa cohérence dans l’œuvre de Nicholas Ray, alors même que sur le tournage, dans un état second (alcool, drogue, relation passionnelle avec sa compagne), s’étant mis à dos la moitié de son équipe, celui-ci a fini par être remplacé par le scénariste et producteur Budd Schulberg, et que lors d’un montage parfois fait en dépit du bon sens, il n’a pas eu son mot à dire… Sans doute parce que Schulberg, avant de s’en mordre les doigts, avait tout simplement fait le bon choix en lui confiant les rênes de la mise en scène. Ou alors, tout simplement, parce que la personnalité de Ray a transcendé les aléas de la production, et puis c’est tout ? Chassez l’auteurisme, il reviendra toujours au galop… Cela dit, il importe moins de prouver que Ray a bien une « vision du monde » que de rappeler ce qui fait le prix de chacun de ses films : l’instabilité à fleur de peau de leurs touchants personnages, à laquelle fait écho une intensité de style prenant ses libertés avec les conventions classiques sans les abolir pour autant.
La Forêt interdite est ainsi un drôle d’objet fiévreux et décousu, introduit par une voix off explicative faisant craindre un mauvais film-à-sujet (le massacre des oiseaux dans les marais de Floride pour satisfaire la mode citadine des chapeaux à plumes), avant que le personnage attendu du redresseur de torts s’avère être un trouble-fête goguenard davantage qu’un lisse idéaliste. Murdock (Christopher Plummer, sourire d’enfant sur bouche de vieillard, dans un de ses premiers rôles), venu donner des cours d’histoire naturelle au lycée de Miami mais exclu dès son arrivée pour cause d’impertinence, se retrouve bombardé garde-chasse. Position rêvée pour cet amoureux de la nature qui se méfie du progrès quand celui-ci met en péril l’équilibre écologique…
Pour autant, Murdock est un pur produit de la société. Et on notera que ce bon gentilhomme, si soucieux du sort des Indiens et des oiseaux, parle à deux esclaves noirs comme à… des esclaves noirs. Dans les films de Ray, comme dans les scénarios de Schulberg (Sur les quais…), règnent absence de manichéisme et observation aiguë des contradictions humaines. Face à Murdock se dresse Cottonmouth (Burl Ives), colosse rouquin dont le rire fait fuir les oiseaux qu’il n’hésite pas, avec sa bande de hors-la-loi alcoolisés, à massacrer pour en vendre les plumes – tout en vivant au contact de la nature, dans un camp camouflé au fond des Everglades. Une sacré brochette de gueules cassées, de vagabonds rustauds et attachants, l’entoure par inadaptation ou insoumission au monde civilisé. Parmi eux, un personnage bouleversant : un Seminole frappé d’une tragique malédiction le poussant à trahir deux fois les siens – une première fois sa tribu, par sa propension au mensonge ; une seconde fois son clan d’adoption, par reconnaissance envers le premier homme blanc à lui exprimer de la compassion vis-à-vis de son peuple. Un plan magnifique voit sa femme avancer sur son canoë tandis que le cri d’agonie de l’Indien résonne dans les marais.
Le film, on le sent, a subi des coupes drastiques au montage. On imagine que Schulberg aurait bien aimé développer un aspect à peine effleuré : la judéité des logeurs de Murdock, Nathanson et sa fille Naomi. Nicholas Ray, lui, se serait sans doute davantage attardé sur l’histoire d’amour de Murdock avec ladite Naomi – histoire d’amour un peu sommaire mais touchante, grâce aux regards candides que se jettent, en se déclarant leur flamme, Christopher Plummer et la débutante Chana Eden. Ces deux aspects – judéité, amour – ne sont d’ailleurs pas sans lien, les amoureux chez Ray s’aimant toujours pour leur marginalité, leur incapacité à se fondre dans le moule des convenances, quand bien même ils le voudraient.
À défaut, donc, de convaincre d’emblée par la rigueur et la cohérence de sa narration, La Forêt interdite tire d’abord son étrange beauté de scènes improbables (un primesautier 4 juillet fêté sur la plage, la visite croquignolette chez une marchande de melons) et de son caractère brinquebalant, voire hétérogène. À ce titre, la manière dont il semble donner à voir l’effroi dans les yeux des oiseaux assistant à la tuerie de leurs congénères, ou le pathétique désarroi d’oisillons tombés du nid, par le simple montage, en regard des plans tournés pour le film, de stock shots animaliers achetés à Disney, est assez impressionnante.
Peu à peu, pourtant, se précise ce vers quoi le film tendait – la ressemblance, au-delà de leurs différences et de leur différend, entre les ennemis : leur commune pulsion suicidaire, leur méfiance vis-à-vis de la civilisation, leur tendance à « protester » (l’un en extrémiste libertarien, l’autre en citoyen engagé). Se comportant comme dans la métaphore plusieurs fois énoncée dans le film (la mouche attirée dans la toile de l’araignée), Murdock rejoint le repaire de Cottonmouth et lui tient tête. La mort annoncée se mue alors en duel inattendu : une hallucinante beuverie par une nuit de tempête, suivie d’un sacrifice comparable à celui de Lee J. Cobb dans Traquenard qui, sans être aussi bouleversant, scelle le respect mutuel des anciens adversaires avec un panache certain.