Film-clé dans la cinéphilie de Rivette, influence évidente de certains Scorsese et De Palma, Traquenard est un splendide film de genres. Film de gangsters, musical, mélodrame et film de procès parsemé de touches burlesques, c’est surtout un film de Nicholas Ray. Or un film de Nicholas Ray, c’est toujours autre chose qu’un banal film de genre hollywoodien. C’est la garantie de trouver, au-delà des petites imperfections, des trésors d’émotion.
Confronter les genres
Le système hollywoodien, on le sait, est fondé sur les genres. L’objectif commercial de ces catégories codifiées est indéniable : sérier les types de divertissement susceptibles de plaire au public, introduire au sein de chacun certaines constantes – sujets de prédilection, tendances formelles – qui garantissent la reconnaissance du spectateur, servir le – et se servir du – star system, qui préconise pour chaque acteur un modèle identificatoire installant lui aussi une connivence avec le public. Mais leurs codes supposément contraignants constituent aussi un cadre de référence à partir duquel les grands cinéastes savent inventer – sans forcément, d’ailleurs, avoir à détourner ou renverser lesdits codes.
Nicholas Ray a œuvré dans divers genres (film noir, western, film de guerre… et même film biblique), mais avait une prédilection pour le mélodrame. Lorsque ses films n’en étaient pas, la sensibilité lyrique du cinéaste, son goût pour les personnages luttant pour trouver leur voie et son empathie pour les failles dans la carapace de l’être humain le poussaient toujours à y introduire une dose plus ou moins importante d’éléments mélodramatiques… C’est le cas dans Traquenard, où différents genres cohabitent, qui contribuent à donner au film significations et émotions.
Ray commence par installer conjointement des composantes de film de gangsters et de comédie musicale : Chicago, années 1930, la Prohibition, des types un peu louches sont attablés dans un cabaret où défilent des girls. La comédie musicale est le meilleur moyen à Hollywood de figurer l’attrait de la chair – il y a bien des mélodrames sensuels, et bien sûr des films noirs où dominent de torrides femmes fatales, mais le musical, sous prétexte d’une ritualisation du geste, se permet davantage de dénudement. Ce genre exprime en général une aspiration à la fête, à la frivolité, une libération du corps par le mouvement et une disponibilité à l’amour par le chant. Le confronter ici au film de gangsters, sur lequel règne le crime organisé, confiner la danse à la scène d’un cabaret, c’est suggérer un rapport moins candide au corps, c’est même induire la notion de prostitution. Par l’absence de chansons lors des numéros de danse, la possibilité de l’amour se trouve quant à elle mise en doute. De fait, dans les coulisses, la question du rapport aux hommes – et, partant, la quête de reconnaissance et d’amour qui est le grand sujet de la comédie musicale – est soulevée sur un ton très désenchanté.
S’installe une situation de conflit homme-femme (soit une autre confrontation de genres…) sous forme de joute verbale cynique, de défi orgueilleux. Situation de screwball comedy traitée ici sur le mode dramatique : les mots de Thomas Farrell et Vicki Gaye blessent et remuent le couteau dans la plaie. Leurs échanges portent justement sur la notion de prostitution : quelle est la valeur d’un individu ? Exposer son corps sur scène ou le louer à l’occasion d’une soirée de mafieux et de notables corrompus est-il tellement plus méprisable que de vendre son âme en bafouant la justice au cœur même d’un tribunal ? Chacun met l’autre à l’épreuve, le met sans pitié face à ses faiblesses, ses contradictions, ses aveuglements. D’où un basculement dans le mélodrame, genre où les personnages doivent affronter leur statut de victimes, où les histoires d’amour sont mises à mal par une violence extérieure. Un passage par le film de procès, genre interrogeant quant à lui la notion de culpabilité et la responsabilité de l’individu envers la société (et vice-versa) ici dévoyé par les méthodes éhontées qu’utilise Farrell pour libérer des criminels notoires, achève ce petit florilège de genres hollywoodiens.
Visuellement, c’est du côté du mélodrame flamboyant que se situe le film : décors surchargés, couleurs éclatantes. On remarquera que cette flamboyance soutient aussi son versant humoristique, puisque, se substituant entièrement à l’atmosphère obscure et aux compositions expressionnistes qui caractérisaient généralement les films de gangsters, elle souligne le côté absurde et ridicule des manières outrancières de ces caïds qui se prennent trop au sérieux. Au fond, elle se rapporte au «pathétique» dans les deux sens du terme : au premier degré, le pathétique du mélodrame suscitant l’émotion ; avec ironie, le pathétique provoquant au mieux le rire, au pire la consternation. À l’occasion, le comique de Traquenard tire franchement vers le burlesque : voir Rico Angelo réglant son compte à Jean Harlow, ou la scène où Louis Canetto subit la brûlure d’une lampe puis les coups de Vicki Gaye dans la loge de cette dernière.
Sortir des genres
La confrontation de tous ces genres est loin d’être innocente : elle s’inscrit dans une histoire où des mondes se confrontent. Sur un mode que l’on peut juger un rien schématique, elle joue un rôle essentiel dans le questionnement de Nicholas Ray sur la place et le devenir de chacun sur l’échiquier social. Une danseuse qui n’a pas réussi rencontre un avocat boiteux qui a pris sa revanche sur la vie en devenant le prince des salles d’audience et la bête noire des juges. Tous deux ayant partie liée avec un parrain de la pègre -l’une travaillant dans un cabaret lui appartenant, l’autre se chargeant de ses affaires juridiques-, leur amour de mélodrame est menacé par le monde des truands, d’où l’amour est exclu. (Dans le film de gangsters, l’amour, quand il existe, est toujours malade et exclusif : témoin l’amour incestueux de Scarface ou, ici, l’amour de Rico pour le portrait d’une star de cinéma.)
Le burlesque minimise l’importance du film de gangster, suggère qu’il n’aura pas le dernier mot. Mais cela ne suffit pas. Pas une once de tragique ici, pas plus de providence : les personnages doivent agir eux-mêmes. Pistonnée par l’avocat véreux et le parrain, la danseuse devra puiser dans le musical les ressources pour regagner la confiance en soi indispensable à la reconnaissance de l’autre. L’avocat, quant à lui, n’accédera à la respectabilité qu’en éprouvant douloureusement un dilemme moral et intime à la fois : trahir son mentor au nom d’une justice qu’il sait aux mains d’un politicien opportuniste ou se taire au risque de laisser la femme qu’il aime subir les harcèlements d’un voyou sans manières ? Il s’agit en fait pour tous deux de régler une dernière fois leur compte, à la fois avec le genre dont ils sont les représentants et avec celui dont l’ombre les menace constamment, pour pouvoir enfin (s’)en sortir.
Or c’est un peu ce à quoi Nicholas Ray lui-même semble se livrer en faisant son film : régler leur compte aux genres, ne pas en rester prisonnier. Non qu’il entreprenne une transgressive mise en cause de leurs codes. C’est plutôt dans sa manière de faire peu de cas de l’efficacité que s’illustre Ray. Malgré la flamboyance visuelle, on peut presque parler de demi-teinte. Il y a quelque chose d’un peu lâche dans la narration, l’effusion du mélodrame est très retenue, les scènes dansées assez peu spectaculaires, et du point de vue de l’horizon d’attente des genres en matière de tonalité et de sensations fortes, le film se montre relativement déceptif.
Godard disait qu’au fond, Nicholas Ray ratait toujours ses films, était incapable de les réussir. Il ne faut pas s’y méprendre : sous la plume originale du jeune critique, passionné et provocateur, c’était le plus beau des compliments. C’est que Ray se moque de la perfection dramaturgique ou technique, ferme les yeux sur les grosses ficelles scénaristiques, les faux raccords ou les transparences maladroites : comme l’écrivait Fereydoun Hoveyda (disparu l’année dernière) dans une magnifique critique parue dans les Cahiers du cinéma en 1960, on sent chez lui un « besoin d’expression directe et immédiate ». Cela n’empêche en rien une inventivité cinématographique de tous les instants : notez donc l’importance du placement des corps, des gestes et des regards dans les relations entre personnages. Guettez, par ailleurs, les quelques perles de rosée qui s’accrochent au visage de Cyd Charisse après qu’elle a plongé son visage dans un bouquet de roses…
La personnalité de Ray semble donc le conduire, peut-être malgré lui, à saborder l’efficacité, la constance, au profit d’une hétérogénéité, d’une instabilité d’où naît une émotion particulière, qui n’est pas inhérente au(x) genre(s) mais donne à ressentir une humanité des personnages. Ce qui intéresse Ray avant tout, ce sont les personnages tourmentés, les « étrangers ici-bas » (« I’m a stranger here myself », avait-il déclaré lors d’une interview). Les trois protagoniste principaux sont ici magnifiques, leur combat admirable, les liens qui les attachent bouleversants – en particulier la relation trouble, faite d’admiration et de réprobation réciproques, entre Tom et Rico, le parrain aussi redouté que vulnérable qui lui a un jour offert sa protection et lui fait cadeau d’un geste terrible à la fin du film.
Ce dévoiement de la représentation classique par l’instabilité peut prendre chez Ray la forme d’une fébrilité ou d’une violence, comme dans Les Amants de la nuit, Le Violent ou La Fureur de vivre. Ici, ce serait plutôt une quête tardive de sérénité. Les couleurs pourpre et or, celles de l’automne, qui dominent la palette chatoyante du film, outre qu’elles soulignent – ainsi que l’a fait remarquer Christian Viviani dans Positif – la fin d’une époque, la décadence d’un monde (du parrain de la pègre, de l’Age d’or des grands studios), entrent en résonance avec la maturité, sinon en termes de vieillesse, du moins en termes de tempérament, du couple central. Deux personnages désabusés « qui luttent contre eux-mêmes et brisent les barrières qu’ils s’étaient ingéniés à dresser pour s’isoler du monde (ou le dominer, ce qui revient au même) », comme l’écrivait encore Hoveyda.
Pour Ray, il faudrait donc être soit vierge et à fleur de peau (Les Amants de la nuit, La Fureur du vivre), soit désenchanté (Le Violent, Traquenard) pour goûter à la beauté, à la force plus ou moins tranquille de l’amour. Dans le premier cas, l’amour est passionnel, romantique, fragile, et se précipite vers la mort, la craignant plus ou moins consciemment ; dans le deuxième, il paraît plus serein, solide, à l’épreuve du temps et attendant la mort sans la craindre. Dans Le Violent, il échoue malgré tout ; ici, il triomphe. Quel esprit chagrin a dit que les happy endings étaient toujours insupportables ?