Selon Serge Daney (cité par Emmanuel Burdeau, qui présentait le film en avant-première dans une séance spéciale « Cahiers du cinéma »), au cœur de l’œuvre de Nicholas Ray est « l’impossible révolte et le contentieux entre deux hommes [à travers un rapport de filiation] ». À la vue des Indomptables, on ne saurait être complètement d’accord avec cette affirmation quelque peu réductrice. Car les véritables héros de ce « film d’hommes », ce sont ses héroïnes. L’auteur des magnifiques Fureur de vivre et autres Johnny Guitar signait encore une fois avec Les Indomptables une œuvre surprenante et inclassable. Un film rare et méconnu, plus « féminiphile » que féministe, à voir absolument.
Il semblerait bien pourtant, dès les premières images du film, que son univers typiquement masculin soit propice à d’habiles variations sur fond de compétition et d’amitié viriles. Les Indomptables brouille les pistes : entre faux western et fausse série B dont la RKO, studio alors en plein déclin, s’était fait une spécialité, Nicholas Ray signe un film de rodéo, cette sorte de poker équestre estampillé « Amérique profonde ». Dans des scènes remarquables de sobriété – notamment la séquence d’ouverture où l’on voit Mitchum, blessé après sa lutte avec un taureau furieux, arpenter l’arène déserte –, le cinéaste semble glorifier, de manière un peu nostalgique, l’affrontement désespéré, et au fond, inutile, entre l’homme (dans son sens uniquement masculin) et l’animal. Ray s’attache avec tendresse à la vie quotidienne de ces gladiateurs des temps modernes, obnubilés par la compétition et la victoire, au point de ne plus avoir aucune conscience du danger, ou de la mort. Ce n’est évidemment pas anodin si le film s’ouvre sur un spectacle et s’achève sur un autre. Quels que soient les événements racontés, rien ne pourra arrêter la marche circulaire et quasi éternelle du rodéo, plus qu’un sport, une marque de l’identité américaine.
Bien sûr, le rodéo n’est que le « décor » (mais un décor quasi vivant) des Indomptables. La première trame se dessine, comme le remarquait Serge Daney, autour de la relation, à la fois amitié virile et compétition, de deux hommes, l’un ex-champion de rodéo (Jeff McCloud, qu’interprète Robert Mitchum avec son flegme légendaire) et un aspirant champion (Wes Merritt). Jeff devient rapidement le Pygmalion de Wes, même si la différence d’âge entre les deux cow-boys n’est jamais évoquée. Au fil du temps et de ses victoires d’autant plus spectaculaires que la carrure d’Arthur Kennedy (parfait interprète de Wes) ne les donnait pas pour acquises, l’élève va bien sûr chercher à briser le lien de dépendance et à s’affirmer contre l’ex-champion, vu comme l’image de la décadence qui attend un jour ou l’autre tous les champions de l’heure. La dernière grande scène du film, où Mitchum, dans un accès de fierté presque inexpliquée, rentre pour un dernier show dans l’arène, est sans doute aussi la plus réussie pour tout ce qui concerne la relation entre les deux hommes. Utilisant l’un des rares gros plans du film, Nicholas Ray montre Jeff (se préparant à chevaucher un taureau) et Wes (contraint de lever la tête) s’observant l’un l’autre puis Wes, rompant le silence et retrouvant ainsi l’amitié brisée, adressant un impassible – mais néanmoins chargé de signification – « Bonne chance » à Jeff.
On aurait tort pour autant de réduire Les Indomptables à cette relation presque banale, si l’on considère le nombre de « films de sport » déjà réalisés sur ce thème. Au fond, le rapport le plus intéressant est celui qui lie Jeff à l’épouse rien moins que dominée de Wes, l’élégante Louise, et par conséquent, celui des cow-boys avec leurs femmes. Étonnante vision, si l’on considère à quel point le rodéo est un milieu profondément anti-féminin, les seules épreuves réservées aux femmes étant les moins valorisées (celles de la voltige) ! À contre-courant de toutes les attentes, Nicholas Ray donne donc une importance particulière à ces supportrices de la première heure, contraintes de suivre leur tendre moitié dans toutes leurs errances, dans leurs joies et leurs peines, leurs victoires ou leurs défaites, et jusque dans la mort ; vidant leur propre vie de tout sens pour que celle de leur mari puisse pleinement prendre le leur ; acceptant d’être réduites au rôle de figurante pour que leur champion soit toujours au devant de la scène. Le cinéaste donne à ces femmes des visages, des compositions passionnantes (de la petite call-girl finalement triste à l’épouse un peu idiote qui prépare les sandwiches), sans jamais chercher à les sortir du fatalisme de leur destinée.
À cet égard, l’importance donnée au rôle de Susan Hayward (par ailleurs, tête d’affiche devant Mitchum et Kennedy) n’est pas anodine. Dans le couple Merritt, c’est elle qui tient les rênes. À l’opposé de l’image traditionnelle du cow-boy viril, Wes est d’abord un époux vampirisé par sa femme, aidant à faire la vaisselle, portant les sacs des courses, acceptant de se soumettre au rêve de Louise, celui d’une vie sereine et sans histoires. L’arrivée de Jeff dans la vie du couple bouleverse la donne. Posée dans le plan comme rejetée de l’amitié virile entre Wes et Jeff (elle reste éternellement seule, d’abord dans la maison, puis endormie dans une voiture), Louise finit par se révolter, et Nicholas Ray marque cette révolte par une multiplication des duos Jeff/Louise, qui écartent progressivement Wes de l’histoire. C’est Louise qui finira par l’emporter, dans un double triomphe, puisque non seulement elle rendra son mari à sa raison (Wes quitte pour toujours le rodéo) mais elle soumettra également le placide champion Jeff, qui, incapable de gagner son cœur, se résout à mourir dans un dernier sursaut de fierté.
La métaphore filée du film, extrêmement suggestive, et en apparence profondément misogyne, est la traditionnelle comparaison entre la femme (cette « jolie pouliche ») et le cheval : « un cheval est comme une femme, l’apparence ne compte pas » disent les champions de rodéo. Mais le discours sublimé par Nicholas Ray est tout autre : si la femme est un cheval de rodéo, il lui faudra un bon cavalier pour la maîtriser. Et il n’est pas dit qu’à la prochaine confrontation, elle se laissera encore faire…