Après le très acclamé Hana-Bi, point d’orgue de sa carrière, Takeshi Kitano abandonne provisoirement le registre sombre, violent et poétique qui lui avait valu une reconnaissance internationale pour revenir à une autre veine, plus apaisée, dont on voyait déjà les prémices dans A Scene at the Sea (1991). Dernier film de la décennie des années 1990, où la production de l’auteur trouve son apogée (le tournant des années 2000 lui portera préjudice, du moins aux yeux de la critique), L’Été de Kikujiro constitue littéralement un instant de vacances, aussi bien par sa thématique que dans la carrière du cinéaste. Une interruption habilement exploitée, où celui-ci peut laisser libre cours à son imagination, son humour et son sens de la mise en scène.
Le film a pour protagoniste un petit garçon timide, Masao, vivant seul avec sa grand-mère, et que l’absence de sa mère rend triste et mélancolique. Alors que l’été arrive et qu’il voit ses amis partir en vacances, l’enfant décide de rejoindre cette dernière après avoir déniché son adresse sur un colis postal. C’est alors qu’intervient une amie de famille, qui lui offre quelques milliers de yens et le confie aux soins de son compagnon, Kikujiro, pour mener à bien le voyage.
L’anti-adulte
Le compagnon ne semble pas des mieux choisis, puisqu’il gaspille aussitôt l’argent aux courses : c’est le début d’un parcours qui refuse la ligne droite et la planification au profit d’un road trip bancal, où se multiplient les haltes, en hôtel cinq étoiles puis dans les champs (selon le budget), ainsi que les rencontres. Le tout porté par un duo réunissant un garçon mutique, coupe au bol et regard résigné, et un loubard interprété par Kitano, qui joue à apprivoiser son propre personnage de yakuza pour se transformer en figure rassurante, sorte d’oncle un peu canaille mais avec un bon fond.
Le génie comique du film naît bien sûr de ce renversement : ce n’est plus l’homme qui veille sur l’enfant, mais l’enfant qui devient spectateur et complice d’une sorte d’anti-adulte aussi drôle qu’irresponsable. Le succès du Kitano show-man au Japon se fondait déjà sur cet humour transgressif et pince-sans-rire, qui s’épanouit ici alors qu’on le voit faire semblant d’être aveugle pour être pris en stop, pêcher dans le bassin d’un jardin privé, ou décrocher des prix dans un stand de tir à coups de pierres (« j’arrive pas à faire tomber l’ours en peluche », « ce sont les billes du fusil qui sont trop petites, j’ai une idée… »).
L’imagination aux commandes
Outre son solide sens du gag (un exemple parmi tant d’autres : la scène où Masao demande à Kikujiro s’il sait nager, ce à quoi l’ex yakuza répond en tentant de faire du crawl avec une bouée, avant qu’on le retrouve peu après au bord de la piscine, entouré de gardiens qui lui demandent « ça va monsieur ? »), la forme ouverte du film laisse advenir sous les yeux du spectateur une suite de petits spectacles de plus en plus inventifs. On découvre ainsi un couple dont le fiancé sait faire la danse du robot, un poète solitaire aimant les tours de magie, et deux motards qui finissent par devenir les acteurs (et souffre-douleurs) des mises en scène improvisées de Kikujiro, tantôt transformés en poisson chat (via un maquillage bancal), en pieuvre, et même en alien pour faire rire l’enfant.
L’Été de Kikujiro profite de ce vide : là où rien n’a lieu, tout est à inventer, devant et derrière la caméra. Kitano peintre s’amuse des codes plastiques du voyage de vacances, à commencer par sa découpe en album-photo, jouant sur l’aplat des images (dans un style qui ne manquera pas d’évoquer celui de Wes Anderson), le patchwork et la prolifération des motifs, tels ces petits anges revenant sans cesse comme une présence féérique. Mais il rend aussi hommage à d’autres sources d’inspiration, qui vont des séquences en accéléré façon Chaplin aux yeux d’un lézard s’ouvrant avec des bruits de jeu vidéo.
L’art de passer le temps
Cependant, cette esthétique pop et fourmillante sert avant tout de filtre à une réalité sombre, contre laquelle Masao se protège comme il peut. Les peurs de l’enfance renaissent par moments, notamment dans le rapport à cet « oncle », figure à la fois inquiétante et rassurante : la vision d’un tatouage sur le dos de l’ex-yakuza conduit ainsi l’enfant à rêver qu’il est prisonnier d’un pédophile rencontré peu avant (et passé à tabac par Kikujiro), sous les yeux impuissants de sa mère.
Les instants oniriques du film laissent donc surgir en filigranes l’angoisse qui travaille Masao : l’absence de figure paternelle et maternelle en mesure de le protéger contre la violence qui l’entoure. Et si son voyage reste une quête impossible de sa mère, l’enfant trouve aussi un père de substitution en présence du personnage joué par Kitano. Un fil unit alors le réalisateur au petit garçon qu’il met en scène : Kikujiro, en effet, est le nom du père du cinéaste, que ce dernier rejoue en apprivoisant son caractère de joueur pathologique. Kitano se dédouble dans ses deux protagonistes, dont l’un devenu adulte peut porter secours à l’autre, par son don de la mise en scène. En ce sens, L’Été de Kikujiro est un véritable hommage à l’art du passe-temps, dans la mesure où tromper l’ennui revient à tromper tout ce qui s’y rattache : la solitude, le désœuvrement, l’abandon. Et si l’on ne retrouve jamais ses parents, ni son enfance, l’art des adultes est bien celui qui permet, à force d’inventivité, de combler ce manque.