Outrage (2010) est à ce jour le dernier film de Takeshi Kitano à être sorti dans une salle française. Il y a de quoi conjecturer sur cette désaffection de nos distributeurs traditionnels, mais aussi de la critique et d’une partie du public pour celui qui fut une sorte de fétiche parmi les cinéastes japonais révélés dans les années 1990, mais dont la singularité a fini par faire long feu aux yeux du cinéphile à travers des projets décevants. Cependant, on peut aussi regretter que ce déficit d’intérêt coïncide avec la sortie de ce film. Car Outrage, sans être éblouissant, apparaît après coup comme ce qui pouvait arriver de mieux à la carrière de Kitano, alors que sa perpétuelle quête de reconnaissance – dans son pays avant tout – avait tourné à une introspection d’identité artistique des plus fumeuses (son triptyque Takeshis’ / Glory to the Filmmaker ! / Achille et la Tortue). En sortant sa conscience d’auteur d’un auto-centrage peu productif pour la placer dans le cadre d’un film de genre, il tentait de renouer un contact moins hautain avec son public. Cela a si bien fonctionné – au Japon, du moins – qu’Outrage a abouti à une trilogie (avec Outrage Beyond en 2012 et Outrage Coda en 2017), et l’offrande à un genre s’est muée en une formule assumée (en témoignent certains effets de signature de la saga, comme celui de superposer le titre de chaque film sur une de ces voitures noires emblématiques de la pègre de cinéma). La sortie de cet ultime épisode en VOD (sur la toute nouvelle plate-forme e-cinema.com) offre l’occasion de voir où en est le réalisateur de Hana-Bi dans son dernier détour artistique.
Le cimetière de l’humanisme
La formule est relativement simple, somme d’une part immuable et d’une autre changeante. Les Outrage se conforment aux attentes du film de yakuza démythifié (ou jitsuroku eiga), sous-genre popularisé notamment par Kinji Fukasaku (Combat sans code d’honneur…), où le réalisme sur les pratiques peu honorables de la pègre japonaise se manifeste dans la violence. Les étonnants moments d’accalmie que Kitano pouvait ménager quand il œuvrait précédemment dans le genre (comme les jeux de plage de Sonatine) sont ici réduits, sur les trois films, à une brève scène de pêche au tout début d’Outrage Coda. D’un épisode à l’autre, les clans yakuza perpétuent sans pitié la course à l’échalote pour le pouvoir : on complote, on s’allie, on s’enfume, on se crible de balles, on se mutile, seule compte la dynamique des réactions en chaîne d’une vitesse parfois sidérante, jusqu’à épuisement des survivants. Cinéaste porté sur la brutalité même quand il filme la douceur, Kitano est parfaitement à l’aise pour mettre en scène ce tournoi sans honneur, en mettant l’accent sec – et les petites touches d’humour noir – qu’on lui connaît sur les face-à-face en champ-contrechamp invariablement conflictuels, le jaillissement de la violence, la sidération au ralenti de la tuerie ultime, la géométrie des décors jonchés de cadavres. C’est la part immuable – et pas franchement humaniste – des Outrage, où les têtes peuvent changer et se passer le relais dans les rôles-types – le chef suprême de la « famille », ses lieutenants, les traîtres, les policiers qui s’en mêlent, etc. – parvenant parfois à reparaître d’un film à l’autre, mais où il ne s’agit que de renouveler le même programme, sans qu’on se soucie particulièrement de qui vit ou meurt (différence fondamentale avec la dynamique destructrice/refondatrice d’une série comme Game of Thrones, qu’on pourra préférer).
La part changeante de la trilogie, celle qui complète son statut de saga et sa logique sérielle, c’est le personnage récurrent nommé Ôtomo, campé par « Beat Takeshi » lui-même. Chef d’un clan de troisième ordre exterminé à la fin d’Outrage, ce yakuza « à l’ancienne », brutal mais attaché aux vieux principes, indifférent aux luttes de pouvoir qui l’entourent, verra néanmoins son rapport à celles-ci évoluer d’un épisode à l’autre, tout en y conservant son rôle de chien (enragé) dans un jeu de quilles, quitte à payer de sa personne. Dans Outrage, c’est un pion sur l’échiquier yakuza qui échappe au contrôle pour finir présumé mort. Dans Outrage Beyond, sa « résurrection » en fait une menace potentielle, d’autant plus qu’il continue de refuser de se laisser manipuler. Et Outrage Coda le voit reparaître en pur agent du chaos, dont une chiquenaude dans un bar à hôtesses coréen est la source d’un nouveau cataclysme parmi ses pairs au pays, avant qu’il ne décide lui-même de sa sortie de scène définitive. Ainsi, à la capacité d’autodestruction et de régénération de la société criminelle, s’ajoute celle de cet outsider qui vient catalyser le processus – on pourrait même parler de corps étranger : plus qu’un acteur, Kitano se dirige comme un corps en mouvement laborieux, surmonté d’un masque frémissant de tics, attitude particulièrement marquée dans ce film.
Les derniers outrages ?
Le gain d’importance du personnage au fil des épisodes interpelle, particulièrement à la lumière du dernier dont les quelques points de démarquage vis-à-vis de l’originel se font sentir. Il semble qu’avec une progressive prise de confiance au regard de son matériau au fil des films, Kitano renforce son appropriation de celui-ci. Ainsi Outrage Coda voit-il le retour encore plus prononcé de l’humour un peu embarrassant dont l’artiste a hérité de ses prestations télévisuelles, basé en partie sur l’humiliation et la maltraitance. Cet aspect était perceptible à travers la trilogie, et entrait en résonance avec une reproduction chez les yakuza des rapports hiérarchiques parfois problématiques propres à la société japonaise ; mais quand ici il culmine avec des mises à mort ouvertement gaguesques, la possibilité d’un geste socialement subversif (comme celui qui conclut le meilleur des trois épisodes, Outrage Beyond, où Ôtomo tue un policier corrompu pour ne pas entrer dans son jeu ni dans celui des clans) s’efface derrière une volonté manifeste de « faire le show ». C’est un humour qui signifie paradoxalement la distance accrue du cinéaste vis-à-vis de la souffrance infligée aux individus, distance du reste palpable à travers le film. Par exemple, une tuerie de masse commise par Ôtomo à l’arme automatique renvoie à celle subie par son propre clan dans Outrage, mais comme contemplée presque distraitement (une série de panoramiques au ralenti sur les corps renversés, où même le sang est caché). Autre indice : la présence des femmes, déjà portion congrue quoique perceptible dans Outrage, a fini par pratiquement disparaître.
Finalement, Outrage Coda parachève un constat : si Ôtomo demeure le seul personnage de la trilogie dont on se soucie tant soit peu, c’est moins pour l’intérêt qu’il suscite par lui-même que parce que c’est Takeshi Kitano qui l’interprète. En suivant sa marche fatale (pour lui-même comme pour ses victimes) et son changement de statut par étapes, c’est de l’état de santé du cinéaste qu’on s’enquiert, en se demandant si, engagé comme il est dans une logique de défoulement nihiliste où ses semblables attirent si peu son attention, il peut encore retrouver les chemins par lesquels il a pu jadis révéler une certaine sensibilité. Le point final sans équivoque qu’à son corps défendant il impose à Outrage Coda laisse la question sans réponse – tout en préservant l’attente d’un prochain nouveau départ.