Sur le principe, cela ressemble à du David Lynch: thème du double, confusion rêve/réalité, effacement de la narration classique au profit de la construction par motifs, scènes et personnages obsessionnels, flashs. Takeshis’ compose, avec ses yakuzas, ses règlements de compte sur la plage, ses auditions, ses restaurants de nouille et ses mah-jongs, une sorte de Mulholland Drive sauce Kitano. Mais là où Lynch hypnotise et fascine, Kitano plombe son film d’intentions, de clins d’œil appuyés, de poncifs et de visions disparates. La sauce ne prend pas, le mixer à séquences s’emballe et le soufflé fait flop. Pour les admirateurs de Kitano, c’est une immense déception.
Kitano organise son récit autour de deux personnages. Le premier renvoie à l’image que le public se fait de lui – le réalisateur célèbre, celui des plateaux de tournage, des voitures aux vitres teintées, des lunettes noires, des groupies. Le second est un caissier solitaire et inexpressif, qui court sans succès les auditions. Naturellement, Kitano interprète les deux personnages. Le va-et-vient entre les deux lui permet de laisser libre cours à ses fantasmes: on va de scènes de fornication en apparitions d’homme-projecteur, de boutons qui n’arrivent pas à s’ouvrir à un sac rempli d’armes à feu et qu’on vide, etc. Kitano insiste aussi sur ses propres obsessions: la schizophrénie, le suicide, la violence, la cruauté. Et ne recule pas non plus devant l’autocitation: on retrouve la plage et la voiture de Sonatine, les yakuzas de Hana-Bi, les claquettes de Zatoichi, et ainsi de suite. Cela fait un film très nombriliste. Mais là où d’autres réalisateurs, nombreux, ont bâti avec succès toute une œuvre sur l’introspection et leur propre vécu, Kitano échoue à nous intéresser à lui-même.
De fait, le problème de Takeshis’, c’est sa platitude. Aucun élément de tension ne surgit jamais: les scènes de mah-jong, d’audition, de supérette se répètent et s’accumulent sans direction ni programme. Cela débouche sur une œuvre informe, parce que boursouflée de scènes absurdes et inutiles. N’en citons qu’une: Kitano se retrouve au volant d’un taxi rose où s’engouffrent différents personnages récurrents, dont deux obèses un peu bêtas. Incapable de diriger le véhicule, il finit par se retrouver sur une route jonchée de cadavres. Au milieu des éclats de rire de ses passagers, il tente, en vain, de passer entre eux sans les écraser. Puis la voiture tombe, Kitano se réveille, c’était un rêve. Longue et laborieuse, la scène tombe comme un cheveu sur la soupe et ne présente aucun intérêt ni aucun sens: un récit de rêve dans un film expérimental, c’est loin d’être original. Kitano fait service minimum. Il en est ainsi durant tout le film, qui empile sans fil directeur les saynètes les plus absurdes. Par contraste, le grand mérite de Lynch est justement de fournir un fil directeur, comme un hameçon auquel on se laisse prendre malgré soi: dans Blue Velvet, ce n’est qu’à la toute fin, avec la découverte de l’oreille coupée, sur l’herbe, qu’on est définitivement dérouté. Mais pendant le film, on se raccroche à des lignes narratives, à des indices qui n’existent pas dans Takeshis’.
Autre exemple: il y a ces flashs de poltergeist et de chenille de temps en temps – pourquoi? Bonne question… le film n’en dit pas plus. À force de s’épuiser à chercher des pistes à gauche et à droite, on abandonne la partie. Le réalisateur profite d’une longue séquence de boîte de nuit pour glisser un couplet auto-explicatif. Les plans répétés sur le T-shirt du DJ où l’on peut déchiffrer « Mixwell » placent le film sous le signe du mixage. À vrai dire, on s’en était un peu douté, après avoir subi cette heure et demie de méli-mélo hétéroclite.
L’humour pince-sans-rire de Kitano sauve quelques séquences. « Beat Takeshi » (un nom de scène) est d’ailleurs un comique adulé en son pays. Certains passages d’audition sont effectivement savoureux de grotesque. Il faut souligner aussi la drôlerie d’une scène du tournage: sur le plateau qui se réduit à un mur et un plancher (le reste est en fond bleu pour les effets spéciaux), l’acteur principal lâche à une actrice, dans un silence de plomb, « les cigales font du boucan et on crève de chaud ». Puis il tire sur les cigales et tue l’actrice… À bien y réfléchir, Takeshis’ est peut-être une comédie à prendre au cinquième degré. Avis aux aventuriers du rire extrême. Tout de même, on accordera qu’il y a une très belle scène dans le film. Le long d’un rail, une demi-douzaine de personnages se tirent dessus: à quelques moments-clé, les salves lumineuses s’assemblent pour former, dans la nuit, les étoiles de diverses constellations. La magie opère, comme lors des scènes de Zatoichi où certains sons diégétiques (de marteaux, de pioches) formaient tout d’un coup une mélodie.
À part ça, Takeshis’ est le genre de film dont l’on n’ose jamais partir, en attendant le déclic qui devrait tout faire décoller. Mais quand on réalise au bout d’une heure et demie qu’on espère voir le générique de fin apparaître à chaque changement de plan, le constat devient sans appel. La dite fin se fait désespérément attendre, et vient après une tuerie générale d’une demie heure, purement gratuite. Bref, Takeshis’ est un film horripilant. On s’en passera, vraiment.