Trois mois seulement après le malicieux Métabolisme, Corneliu Porumboiu revient sur un terrain inattendu avec un film-essai dédié à son père et au match de football qu’il arbitra en 1988, entre le Steaua Bucarest et le Dynamo Bucarest, un an avant l’effondrement du bloc communiste. Mais ce qui a tout l’air d’un surprenant contre-pied stylistique du roumain, jusqu’ici abonné aux louanges critiques, au festival de Cannes et aux films-thèses gorgés d’érudition cinéphilique, n’en est pas vraiment un. Depuis 12h08 à l’est de Bucarest (2006), qui chatouillait les traumas du peuple des Carpates par le miroir déformant d’un talk-show guignolesque en « direct-live », chaque film déroule un dispositif d’une raideur beaucoup plus maligne qu’il n’y paraît : d’abord la captation télévisuelle, puis les plans-séquences interminables estampillés « Croisette » de Policier, adjectif (2009) et Métabolisme (2014), qui louvoient autour du polar et du drame « gastro-intimiste », pour mieux mettre les genres en abîme. Les pans de durée théorico-répulsive donnent le change, quand la finesse d’orfèvre réside ailleurs, dans les micro failles d’une mise en scène qui fait mine de serrer les boulons. Porumboiu travaille ainsi des blocs filmiques comme des caisses de résonance discordantes. L’histoire est bien présente, en toile de fond, ou résiduelle, comme lorsqu’elle surgit dans les débats, ou dans les lois désuètes d’une époque déjà archaïque, mais elle n’est jamais le sujet premier du récit. Elle éructe par couinements discrets et plaintifs, ou gicle dans les coups d’éclats incontrôlés – toujours dans des moments d’éruption ou d’incontinence, noyée dans le tumulte du présent. C’est là qu’entrent en jeu les dispositifs rugueux du cinéaste, pour détourner l’attention, comme on détourne le regard devant une scène qu’on préfère s’épargner. Le forcing esthétique, à grand renfort de nuits charbonneuses (Policier, adjectif) et de tableaux léchés (Métabolisme), opère comme une image écran, ou une toile en trompe‑l’œil. Et les symptômes apparaissent sur la tapisserie, enchevêtrés dans la trame, distillés au compte goutte, sans que jamais les coutures ne craquent. Or Match retour, sous ses airs de parenthèse ludique, n’est que cela : un dispositif-écrin où les souvenirs d’enfance se murmurent au diapason de l’histoire de la Roumanie. À cheval sur le journal de famille et le règlement de compte politique sur fond de derby bucarestois, Porumboiu signe peut-être avec Match retour son film le plus limpide et le plus poétique.
Les hors-jeux de l’histoire
Le principe est d’une simplicité enfantine. 25 ans après, Corneliu et son père commentent les archives d’un match de1988 entre le Steaua et le Dynamo. Porumboiu-père, alors arbitre de profession, est à la baguette d’une partie réputée « à haut risque », dans un pays où les enjeux politiques déteignaient fréquemment sur le sport. Sous une neige battante, l’équipe de l’armée rouge affronte celle des services secrets, pour une croisade intestine sur fond de rivalité fratricide. Âgé de 13 ans, Corneliu se souvient d’ailleurs avoir reçu par téléphone une menace de mort adressée à son père quelques heures avant la rencontre. Entre les anecdotes sportives, les souvenirs d’enfance et l’évocation de la fin de la dictature, les commentateurs rejouent le match sur le terrain de la mémoire dans un coq-à‑l’âne de propos foisonnant où l’histoire et l’intime résonnent à l’unisson. On y apprend que le Steaua, comme le Milan de Berlusconi ou le Real de Juan Carlos, est le club du pouvoir (politique et financier); on y apprend aussi qu’à la fin des années 80 ces équipes dominent le football européen (le Steaua remporte la ligue des Champions en 1986 et perd en finale contre le Milan, trois ans plus tard). Loin d’être anodines, presque subliminales, ces informations tracent les grandes lignes d’une histoire écrite en pointillée, dans les contre-allées du sport, à l’encre invisible. Mais le périmètre d’expression est étriqué, et les révélations trop fluettes pour maintenir le spectateur en haleine, c’est pourquoi l’autre enjeu du film (le premier en réalité) réside à la surface des images, en plein pétrin visuel.
Moisissures d’images
Le dispositif expose un match périmé, car « Le football est un produit périssable » dit Porumboiu père, avant que son fils n’ajoute : « un spectacle à consommation immédiate ». Ce match de novembre 1988 n’aurait jamais dû sortir des fonds de la télévision roumaine, et le coup de génie du cinéaste consiste à le montrer quand même, malgré la qualité désuète et l’illisibilité des images. Filmées en vidéo et prévues pour une diffusion cathodique, elles ne font l’objet d’aucun dépoussiérage, exhibées en l’état, bavant sous les couches de documents archivés. Grisâtres, sableuses, elles ressemblent à des fossiles, ou des reliques sur le point de se dissoudre dans une poudre d’alluvions magnétiques. En temps normal, les matchs passent et pourrissent, ici les flocons de neige tombent comme des filandres de moisissure, rappelant l’inévitable décomposition des bandes. Sortis du composte, les lambeaux de match évoquent un entre-deux putride, un morceau de matière organique à peine identifiable, réduit à une écume de visible. Mais le plaisir plastique de la sédimentation des archives sonnerait un peu creux si le réalisateur ne venait projeter ses souvenirs sur l’écran congestionné de flocons. Au fil de la partie, le voile neigeux rempli toute la toile, à la façon d’un Pollock en délire qui aurait fini par verser tout le pot. Dès lors, l’image ressemble à une feuille de papier vierge chiffonnée, et devient l’espace projectif des souvenirs de jeunesse. Si bien que nous ne voyons plus les joueurs du Steaua et du Dynamo, mais une vision enfantine, originelle et immémoriale du football, avec des rouges contre des bleus, dans un flot diluviens d’actions sans interruption – comme une vision naïve de petit garçon. La parole est essorée, centrée sur l’essentiel : le football, l’enfance, l’admiration des grands attaquants, l’angoisse et la mémoire. Par son rembobinage, la réécriture de l’événement et son sens de l’épure, le film glisse du derby Bucarestois au jubilé intime de l’arbitre (en écho au crépuscule de Ceaușescu), célébré dans le huis clos d’une complicité filiale.
En réalité, l’idée n’est pas neuve, puisque Philippe Parreno et Douglas Gordon avaient déjà filmé un match dans toute sa durée, sans interruption. Le film s’appelait Zidane : un portrait du XXIème siècle et sortait en 2006 dans un relative confidentialité. Mais là où les deux artistes prenaient le parti de débiter l’icône en « apéricubes » dans un millefeuille de plans immersifs (avec en creux un éloge de l’anecdotique parfaitement assumé), Porumboiu procède à une désincarnation du foot par l’autre bout de la lorgnette : celui du grand angle et du défilement monochrome, déplaçant la partie de football de 1988 arbitrée par son père sur un terrain purement imaginaire. Pour info, le Real de Zidane l’emportait 2 buts à 1. Cette fois-ci le score est nul et vierge – mais qui s’en soucie vraiment ?