À l’occasion de la sortie de son premier long-métrage, La Fille la plus heureuse du monde, aussi plaisant que riche au niveau de sa forme et de ses thèmes, nous avons rencontré le cinéaste roumain Radu Jude. Il nous explique la cohérence de ses choix, ses méthodes de travail, le sens de son film.
Votre film a de nombreux sujets : le rapport entre parents et adolescents, le rêve d’une vie meilleure, les différentes conceptions du bonheur, le capitalisme, la publicité, le langage du cinéma, les mentalités roumaines… Quel a été votre point de départ ? De quoi vouliez-vous parler en priorité ?
J’aime beaucoup les petites histoires, comme celles qu’on trouve en littérature, par exemple chez les écrivains américains Raymond Carver ou Ernest Hemingway. Leurs histoires sont simples, mais elles disent des choses essentielles sur la condition humaine. J’ai vécu l’histoire que je raconte dans mon film : je travaille souvent sur des publicités, et un jour j’ai rencontré cette situation d’une fille qui gagne une voiture grâce à une promotion publicitaire, une voiture que les parents veulent vendre. Je pensais que cette histoire simple racontait beaucoup de choses, pas seulement sur la publicité, le capitalisme, mais aussi sur le comportement des gens.
Les parents d’un côté, Delia de l’autre, répètent de nombreuses fois pourquoi ils veulent vendre, ou ne pas vendre, la voiture. Le spectateur comprend les motivations respectives, il a du mal à prendre partie pour les uns ou les autres. Par la répétition de telles conversations, vouliez-vous mettre en évidence que chacun a ses raisons et que toutes les raisons sont bonnes ?
Je voulais montrer ça en effet, mais aussi que lorsque quelqu’un a une idée, il n’en change pas. Il cherche de nouveaux arguments pour prouver le bien fondé de son point de vue, mais il n’écoute pas ce que lui dit l’autre. Je trouvais aussi que cette répétition était cohérente avec la répétition du tournage de la publicité. Ces répétitions sont à l’image de notre vie. Parfois, en commençant par exemple une nouvelle relation amoureuse, on espère que ça sera différent de ce qu’on a vécu avant. Et puis on se rend compte qu’on réagit toujours de la même façon, que les situations se répètent à l’identique.
N’aviez-vous par peur de la réaction du public, qui risque d’être gêné par ces répétitions ?
Pas gêné, énervé! En effet j’ai pensé à ça, mais l’histoire est répétitive, donc si je veux la raconter, je dois le faire de cette manière répétitive. Je m’en excuse auprès des gens qui trouvent ça ennuyeux, mais la répétition est cohérente avec l’histoire que je raconte. Il était facile de trouver des complications scénaristiques, mais à quoi bon ? Ça n’est pas par manque d’imagination que je n’en ai pas trouvé, c’est parce que je voulais être comme dans la vie, pas comme dans le cinéma.
La répétition nous permet aussi d’être plus attentifs à ce qui se passe : puisqu’on sait ce qui va arriver, on a le temps de bien regarder les personnages, d’être sensibles aux petites différences entre les diverses versions d’une même situation…
Oui! On peut regarder la vie.
J’ai trouvé très intéressante la façon dont vous cadrez vos personnages : ils sont souvent masqués par des figurants, ou loin dans le décors. La ville, les passants, prennent beaucoup de place. À quel point contrôliez-vous le flux des voitures et des gens ?
On ne contrôlait rien du tout. J’aime bien le cinéma-vérité, celui du néoréalisme italien, de Truffaut, de Rohmer, et récemment de Hou Hsiao-Hsien, dans Le Voyage du ballon rouge par exemple, que j’aime beaucoup. J’aime voir une ville comme elle est, le flux de la vie, et j’essaie de montrer la même chose. Le fait que les gens soient masqués est dû à mon intention de ne pas faire comme dans le cinéma. Si on regarde autour de nous quelqu’un qui nous intéresse, parfois on n’arrive pas bien à le distinguer. Alors pourquoi le cinéma pose t-il toujours les personnages principaux dans un cadre qui les met en valeur ? Je voulais représenter la façon dont l’œil voit dans la réalité. La caméra est comme une personne réelle, qui parfois ne peut pas très bien distinguer ce qu’elle regarde.
Avec le tournage de la publicité, vouliez-vous opposer le cinéma, qui serait sincère, et la publicité qui serait mensongère ? Ou la publicité renvoie t-elle au mensonge du type de cinéma artificiel dont vous venez de parler ?
Le tournage d’une publicité est plus ou moins la même chose que le tournage d’un film. Je trouvais drôle de mettre le tournage de cette publicité truquée dans un film qui cherche une certaine forme de vérité. De même que dans le langage parlé, on utilise les mêmes mots pour dire une vérité, un mensonge, un poème, un blasphème… de même ici, le même langage cinématographique est utilisé dans deux buts différents. Voilà l’idée que je voulais développer.
Que vouliez-vous transmettre au sujet du capitalisme auquel renvoie le tournage de cette publicité ?
Je ne voulais rien transmettre, je voulais simplement montrer ce délire de consommation, qui existe en Roumanie comme partout. Au moment où j’ai tourné le film, cette frénésie de consommation s’était un peu calmée. Maintenant, avec la crise financière, elle renaît, les gens recommencent à tenter de gagner des choses, par des concours, des loteries…
Le comportement des roumains dans le film ressemble donc à celui de n’importe qui ? Ou vouliez-vous montrer une spécificité roumaine ?
Peut-être qu’il y a une spécificité roumaine, mais je ne sais pas laquelle puisque je ne connais pas le comportement économique des gens dans d’autres pays. Vous pouvez savoir mieux que moi s’il y a une différence ou non.
Est-ce important que la famille de Delia vienne de la campagne et que le monde de la publicité soit celui de la ville ?
Que la famille vienne de province n’est pas le plus important, mais il y a en effet une tension entre la campagne et la ville. C’est vrai aussi que l’industrie publicitaire existe uniquement à Bucarest.
L’équipe du tournage de la publicité considère souvent la famille de Delia avec mépris…
C’est vrai, mais ça n’est pas parce qu’ils viennent de province, c’est parce qu’ils sont pauvres, et donc pas importants. Ça se passe vraiment comme ça sur les tournages. Quand les gens ont un peu de pouvoir, ils veulent l’exercer, ils en profitent. Ça m’est arrivé qu’on me parle mal quand je travaillais sur des publicités, parce que je ne suis pas connu.
Les gens de la publicité sont antipathiques, mais Delia et ses parents le sont aussi. Les parents sont égoïstes, ils essaient de culpabiliser leur fille. Elle aussi est égoïste, gauche, bornée, pas jolie…
Et même un peu stupide !
C’est très intéressant qu’aucun personnage ne soit sympathique, ça les rend assez forts.
C’est parce que je ne suis pas sympathique, je ne pouvais pas créer des personnages sympathiques!
Éprouvez-vous quand même de l’affection pour eux ?
En effet, j’ai une sympathie pour tous, mais elle serait plutôt de l’ordre de la pitié, car leur destin les pousse à être mesquins. J’imagine que dans leur situation, je réagirais comme eux. Et puis ce que je montre dans le film ne veut pas dire qu’ils sont tout le temps comme ça. Peut-être que le père est parfois très tendre avec sa femme, peut-être que les parents ont aimé leur fille. Parfois la pauvreté rend les gens amers, parfois c’est l’argent qui les rend généreux.
Dans deux scènes, centrales, vous confrontez Délia à ses parents. Vous variez alors les plans : tantôt les personnages sont filmés en champ contrechamp, tantôt en plans larges, tantôt en gros plans… Ces choix étaient-ils évidents dès l’écriture ? Ou avez-vous tourné plusieurs versions et fait des essais au montage ? Quel rythme vouliez-vous donner à ces scènes-là ?
Le choix ne s’est pas fait au moment de l’écriture, mais au fur et à mesure que l‘on tournait. Je pensais que les plans larges offraient une dynamique plus intéressante que les champs contrechamps. Et puis c’était parfois difficile d’avoir des raccords puisqu’on a tourné sans figurants mais avec des passants. Si on avait beaucoup coupé les scènes, il aurait été difficile de raccorder tout ce qui se passe dehors. Les plans larges étaient un peu plus difficiles pour les comédiens, mais ils ont trouvé leur énergie, leur rythme. C’était plus documentaire comme ça.
Avez-vous beaucoup répété avec eux ?
Non, on a un peu répété le texte, puis on a fait deux-trois répétitions, deux-trois prises, jusqu’à six parfois, et ça allait.
Combien de temps a duré le tournage ?
Vingt jours.
Delia n’avait jamais joué dans un film, qu’en est-il des autres comédiens ?
La moitié étaient des acteurs non professionnels, ceux qui jouent les gens de l’équipe. Les autres sont comédiens, comme le réalisateur, qui est très bon, et avec qui je vais travailler pour un prochain film. Le père est un comédien qui fait des sketches de télévision, du théâtre de boulevard. Il était un peu surpris que je lui propose de jouer dans mon film. La mère est actrice professionnelle, elle a suivi des cours, mais elle n’a jamais joué.
Peu de films sont tournés en Roumanie, une vingtaine par an je crois ?
Maximum une vingtaine, plutôt dix, quinze.
Avez-vous eu du mal à trouver des financements ?
Ça a marché mieux que je l’espérais, parce qu’on avait gagné le concours du CNC roumain. On a trouvé facilement une coproductrice en Hollande, et puis des financements de chaînes de télévision. Mais la situation en Roumanie est mauvaise, parce que le CNC roumain ne fonctionne pas bien. Soit ses membres ne sont pas professionnels, soit ils sont corrompus. Ils financent beaucoup, beaucoup de bêtises, parce que ça arrange l’un d’entre eux.
Votre film utilise de nombreux registres : la comédie, l’absurde, le dramatique, le social, le mélancolique (dans les belles scènes où on suit Delia toute seule, qui regarde, fume une cigarette)… Pour vous, est-ce un film grave ou lumineux ?
Je n’ai cherché à créer aucun effet. Ce mélange des tons est venu naturellement, il découle de la nature de l’histoire. Je vois des choses, je ne peux pas définir ce qui est dans ma tête. Pour moi, le lumineux n’exclut pas l’obscur. Dans l’essai Le Rideau, que j’aime beaucoup, Milan Kundera écrit que l’histoire qu’il raconte est insignifiante, et que ce manque d’importance des personnages, de leurs problèmes, ressemble au destin de la plupart d’entre nous. L’insignifiance de ce que nous sommes, de ce qui nous arrive, est une tragédie pour l’individu, car il croit qu’il n’est rien, qu’il ne signifie rien.
Et l’argent peut lui permettre de sentir qu’il est quelqu’un, qu’il lui arrive quelque chose, avoir une voiture, ouvrir des chambres d’hôtes…
J’ai fait un film sur l’insignifiance. Un film mineur au sens où il ne parle pas de communisme, d’holocauste, de meurtres, de guerres… Un film insignifiant peut dire quelque chose sur l’être humain, tandis que les films qui ont des héros, qui racontent de grandes histoires, ne le peuvent pas.
On sent que filmer la ville vous intéresse : elle est très présente dans la bande son, la lumière du soleil, du crépuscule, la mettent en valeur, vous mettez en évidence sa vitalité (les gens circulent, les pigeons volent), la chaleur qui y règne. Lorsque vous écriviez le film, saviez-vous qu’il serait situé à Bucarest ?
Oui, c’était important pour moi de filmer dans cette ville. Parce que c’est la capitale, et aussi parce que je me demande pourquoi les cinéastes roumains veulent souvent montrer aux étrangers les bâtiments du communisme, les endroits hostiles, pourquoi on ne montre pas le centre de Bucarest, qui est plus beau. Je voulais donc faire un film dans le centre de la ville, près de l’université où la révolution roumaine a commencé, près de cette place qui est très belle.
Est-ce important que Delia ait l’âge de la révolution ?
Elle est née après la révolution. Les jeunes d’aujourd’hui sont plus pragmatiques que la génération précédente.
Elle est quand même moins pragmatique que ses parents : elle veut profiter de sa voiture, aller à la mer, sans penser que l’argent de la vente de la voiture pourrait financer ses études. Ce sont peut-être ses parents qui sont les plus pragmatiques…
Oui c’est vrai, Delia veut profiter de sa liberté.
Où en êtes-vous de votre prochain projet ?
Il est écrit, mais je n’ai pas encore de financements.
En attendant, continuez-vous à tourner des publicités ?
Oui, beaucoup, pour l’argent. Mais elles sont mieux que celle dont je parle dans mon film!
En effet, ils sont très mauvais, mal organisés…
Ça arrive souvent comme ça, mais je me suis habitué. Et puis parfois il se passe des choses assez intéressantes, cette activité m’apprend toujours des choses.