Avec Les Beaux Jours d’Aranjuez, Wim Wenders renoue sa collaboration au long cours avec l’écrivain autrichien Peter Handke, scénariste de L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty (1972), Faux Mouvement (1975) et Les Ailes du désir (1987). Comme pour célébrer ces retrouvailles, Wenders convie même Nick Cave à chanter une chanson, près de trente ans après l’apparition du chanteur dans le film berlinois Les Ailes du désir. Pièce de théâtre couronnée d’un succès critique en 2012, Les Beaux Jours d’Aranjuez, directement écrite en français par Peter Handke, prend la forme d’un dialogue amoureux entre un homme et une femme dans un jardin édénique, à l’abri du vacarme de l’actualité. S’il respecte à la lettre le texte de son ami écrivain, Wim Wenders complexifie toutefois le dispositif en apportant quelques unes de ses idées : la 3D pour l’image, le jukebox pour la musique, et la mise en abyme de la création littéraire pour le côté théorique. Le tout donne un film-dispositif bavard et corseté, pris au piège de ses propres contraintes, abstrait et étrangement désincarné.
Un dispositif qui tourne à vide
Installés sur une terrasse ensoleillée, les deux personnages, joués par Reda Kateb et Sophie Semin, se racontent leur vie, le souvenir d’expériences sexuelles par exemple, dans une langue très sophistiquée et peu commune au cinéma. Le texte donne parfois le sentiment d’être récité par les comédiens, du fait de leurs poses statiques et faussement décontractées. Kateb cherche à compenser la rigidité de ce cadre de jeu par l’expressivité de son visage, souriant de plaisir à l’écoute des confessions de sa partenaire, dont le jeu plus théâtral crée un contrepoint intéressant. Ce dialogue interminable, où il est souvent question de sensations physiques, d’incarnation, de chair, de lumière, et de sensualité, ressemble trop souvent à une succession de phrases abstraites qui ne prennent corps ni vraiment par le jeu des acteurs, ni vraiment par l’image. La caméra circule ou glisse légèrement autour des personnages, cherchant en vain à donner du mouvement et de la fluidité à un texte qui réclamait justement un arrêt sur image. Car l’une des contraintes que s’imposent les personnages est le refus de toute action, pour ne pas prendre le risque de corrompre leur édénique tranquillité par le mouvement incessant de l’actualité – suggérée métaphoriquement dans le film par un bruitage assourdissant.
Au fond, cette adaptation du texte de Peter Handke, qui peut rappeler les tentatives ciné-littéraires des années 1960 et 1970 (de Resnais et Duras), échoue sans doute dans son incapacité à transgresser ce matériau littéraire pour aboutir à une forme cinématographique adéquate. Certes, il y a la 3D. Dès le début du film, Wenders utilise cette technique pour représenter un Paris dépeuplé, dans une séquence d’ouverture qui doit plus au souffle de la chanson de Lou Reed, « A Perfect World », qu’à ses vues conventionnelles de la capitale. La 3D intrigue davantage lorsqu’elle est utilisée pour essayer de capter le bruissement du vent dans le feuillage des arbres et de saisir l’invisible mystère de la nature. Mais très vite, ce décor naturel est relégué à l’arrière plan, réduit à une toile de fond à peine explorée et d’emblée domestiquée par le dispositif même du film. La parole et le langage sont célébrés, au détriment de la nature que les personnages regardent peu, trop occupés à « se raconter ». Ce dialogue prend la forme d’un monologue à deux voix, où le texte fait bloc plus qu’il ne laisse respirer la mise en scène. Trop sûr de son dispositif, Les Beaux Jours d’Aranjuez ressemble à une tentative de cinéma plutôt vaine, au point que l’on ait envie de reprendre à notre compte les derniers mots du personnage joué par Reda Kateb : « Nous avons été ici pour rien. Je ne suis pas rassasié. »