Après le documentaire Pina, Wim Wenders poursuit son expérimentation de la 3D pour filmer, cette fois, une fiction dramatique — ce qui, suppose-t-on, devrait ajouter au « crédit artistique » de cette technologie en en faisant autre chose qu’un gadget forain de blockbuster. De fait, si quelque chose justifie l’existence d’Every Thing Will Be Fine, ce sont bien ces moments où une 3D a priori incongrue crée pour le regard une sensation neuve sans être outrée. On pense en particulier à deux scènes d’intérieur. Il y a l’ouverture du film où, dans le confinement d’une cabane, chaque objet, y compris la main qui va le saisir, semble à la fois proche et lointain, suspendu non dans un plan mais bien dans un espace. Et mieux encore, il y a cette conversation téléphonique où les deux interlocuteurs sont réunis dans une forme de split-screen par surimpression et où, troisième dimension aidant, l’espace de chaque personnage semble embrasser celui de l’autre. De tels moments captivent indéniablement le regard. Reste qu’à l’arrivée, on se demande si le film entier n’aurait pas été voué à ces quelques démonstrations de filmage. Si convaincantes qu’elles soient par leurs tentatives esthétiques, leur caractère épars et à l’intérêt un peu abstrait s’avère un signe de ce qui ne fonctionne pas avec le film : une conception de l’acte de filmer comme un acte qui se passerait d’un désir de conter le monde.
Every Thing Will Be Fine fait mine de raconter une histoire. Un écrivain dans l’impasse (crise de la page blanche, couple battant de l’aile, ombre écrasante du père) tue par accident un enfant avec sa voiture. Puis, à travers les années qui suivent, on voit ce personnage d’une part, la mère et le frère de la petite victime d’autre part, tâcher d’aller de l’avant. Tandis que du parcours de la mère et du frère le film retient essentiellement la douleur, celui de l’écrivain prend plusieurs aspects : regain d’inspiration et succès littéraire, passage d’un amour à l’autre, et enfin gestion de sa culpabilité au regard de l’accident (culpabilité qui, notons-le, restera toujours tacite, tout le monde répétant que « ce n’était qu’un accident » en omettant le fait que l’écrivain a été distrait par son téléphone portable). Un drame, puis une quête d’inspiration et d’absolution sans éclats : voilà une matière qui ne se livre pas facilement au conteur, qui a particulièrement besoin d’un regard affûté pour déceler ce que cache l’apparente tempérance des événements et des êtres (nonobstant le talent de comédiens tout en retenue), pour éviter que ceux-ci ne restent à l’état de lieux communs inanimés.
Cinéma de surface
Mais que souhaite vraiment raconter Wenders, que désire-t-il filmer ? À l’arrivée, on n’en saura rien. Car tout se passe comme s’il faisait du cinéma « par-dessus » son récit — comme si personnages, événements et sentiments n’étaient qu’un support pour étaler un savoir-faire qui ne s’y intéresserait pas vraiment. Every Thing Will Be Fine regorge de signes extérieurs de mise en scène, dont la 3D n’est pas, loin de là, la plus encombrante. Plus que la 3D, Wenders semble apprécier les travellings, qu’il multiplie dans tous les sens pour signifier la présence d’un regard de filmeur, mais qui en animant superficiellement l’image ne font que du surplace autour d’elle. Un homme marche, le vague à l’âme : un travelling latéral appuiera son échappement du cadre et du temps. Un autre homme guette une maison : son point de vue subjectif sera si laborieusement simulé qu’on ne peut y voir que ce qu’il est, un mouvement d’appareil tarabiscoté. Et n’oublions pas de déballer un travelling compensé pour figurer exagérément la force d’une émotion intérieure qui n’en demandait pas tant (se rappeler les moments de vrai vertige qui, dans les films de Hitchcock par exemple, suscitaient cet effet de style).
Au lieu d’offrir une perspective éclairante sur le filmé, les effets de mise en scène de Wenders en renforcent les évidences, courent après du sens mais ne trouvent, au mieux, que celui qui est déjà sous notre nez. Tandis que ce filmé cherche son incarnation, cherche un regard pour recueillir l’émotion qu’elle recèle sous son apparence trop banale, la caméra se contente de vouloir « faire cinéma » à sa surface, ne créant qu’une coquille d’animation désincarnée par-dessus une matière délaissée qui n’a plus guère que la chaleur des comédiens pour exister un peu. La situation rappelle que cela fait un bon moment que les fictions de Wenders se voient menacées du néant, entre complaisance dans les idées toutes faites (sur l’art, le déclin des images, l’Amérique d’hier et d’aujourd’hui, etc.) et difficultés de la mise en scène à faire passer la pilule. Si cette fois l’absence d’un vouloir-dire envahissant épargne au cinéaste le premier point, force est de constater qu’il offre plus que jamais le triste aperçu d’un art devenu mécanique tournant à vide.