Prix spécial « Un certain regard » au festival de Cannes cet été, Le Sel de la terre, septième incursion de Wim Wenders en terre documentaire, invite l’immense photographe brésilien Sebastião Salgado à revenir sur son travail, l’analyser, le contextualiser. Sorte de visite guidée de l’œuvre Salgado par l’artiste lui-même, l’exercice pourrait paraître vain. La puissance des images et la relecture de l’histoire moderne qu’elles impliquent balaient rapidement les doutes quant au risque hagiographique du projet de Wenders mais l’émotion dégagée anesthésie quelque peu toute velléité analytique. Le Sel de la terre est ainsi un film à la mesure du talent du photographe, une œuvre difficilement critiquable.
« La race humaine est une »
À ceux qui ne connaîtraient pas le travail de Sebastião Salgado, Le Sel de la terre pourrait s’envisager comme une excellente porte d’entrée. Pour une bonne part, le film se concentre sur les livres marquants réalisés par Salgado ces trente dernières années. Tandis que le photographe feuillette ses ouvrages, chronologiquement, il revient sur les souvenirs attachés à certains clichés, le modus operandi qui fut le sien et surtout le contexte qui permet de saisir, derrière l’image, la réalité historique dans sa crudité la plus obscène. Des mines d’or de Serra Pelada (50 000 hommes fourmillant dans un gouffre à la recherche d’une pépite), aux camps de réfugiés d’Éthiopie durant la famine, en passant par les exodes rwandais et yougoslaves, le travail de Salgado s’ancre dans la diversité des destinées humaines. Diversité apparente, car les douleurs africaines et européennes se répondent, démontrant, s’il en était besoin, l’universalisme de la race humaine face à la guerre, la peur et la mort. Au fil de la découverte de ses photographies, on ne peut qu’être ému, bouleversé, révolté. Sans doute l’accumulation des clichés n’offre que très peu de place au spectateur pour laisser libre cours à sa capacité critique, tant la vague émotionnelle est forte. Se dégager de l’impact sensible du premier degré n’est pas chose aisée. Cette difficulté à la rationalisation est encore accrue par l’esthétisme formidable de chaque photographie. Les cadrages, le choix du noir et blanc, tout concourt chez Salgado à créer un spectacle du beau, risquant d’en oublier la dimension dramatique ou d’en gommer l’authenticité. Ces critiques, nombreuses à partir des années 2000, ne sont jamais évoquées par Wenders. Il est dommage que Le Sel de la terre ne donne pas la parole à Salgado pour justifier ses partis pris formels, tant ils sont intrinsèquement liés à la réception qu’on a des œuvres et sujet fondamental des polémiques autour de son travail. Exit donc une quelconque réflexion plastique, le documentaire se veut une présentation laudative et aucunement critique.
L’écologie, ultime humanisme
Si l’on peut admettre le choix de ne pas questionner l’œuvre de Salgado (à chacun de se faire son idée), Le Sel de la terre change de braquet dans sa dernière partie, délaissant les photographies du Brésilien pour s’intéresser à son ultime engagement : la protection de la nature. Revenu exsangue des nombreux conflits et horreurs qu’il a immortalisés, Salgado a tourné le dos aux hommes pour observer les beautés de la nature. Ce revirement personnel du photographe, parfaitement compréhensible, opère un changement de ton radical dans le documentaire. En lieu et place du pessimisme de ses travaux antérieurs, on assiste à l’édification d’une utopie, à travers la reforestation de la ferme familiale des Salgado, autrefois oasis verdoyante devenue un désert aride. Métaphore de la destruction environnementale à grande échelle dont le Brésil est actuellement victime, ce nouveau dessein, aussi louable soit-il (et a priori efficace), brise nettement le film en deux : un avant humaniste voué à l’échec et un après où la nature seule pourrait sauver le monde. Très naïve, à l’aune des images que Le Sel de la terre a distillé durant plus d’une heure, cette conclusion se double d’une moralisation inattendue et quelque peu déséquilibrée. Une fin qui édulcore le spectacle de l’autodestruction humaine, cœur thématique de l’œuvre de Salgado.