L’histoire d’un ange qui tombe amoureux d’une trapéziste. Wim Wenders nous offre un film poétique et épiphanique. Hymne à la vie et à l’amour, ce film fin et subtil, écrit avec Peter Handke, est une œuvre cinématographique et littéraire : les mots y prennent vie, les mots y prennent sens. Dans ce monumental assemblage de pensées fragmentées, le réalisateur dessine un paysage poétique oublié, défiguré par la guerre : Berlin. « On peut encore changer les images du monde, sinon le monde lui-même » dit Wim Wenders lorsqu’il reçoit le prix de la mise en scène à Cannes pour Les Ailes du désir, en 1987.
Les Ailes du désir, la littérature et Berlin
Dès les premiers plans, le film s’ancre dans un geste poétique qui durera tout le film et qui lui donnera son sens. Cette poésie est d’abord celle des mots du poème écrit spécialement par Peter Handke : « Als das Kind Kind war…» (« Lorsque l’enfant était enfant…»). Nous entendons ces mots prononcés en voix off par Bruno Ganz. Le film se situe donc dans le paysage de la poésie allemande, rappelant le poème le plus connu d’Hölderlin « Da Ich ein Knabe war…» (« Lorsque j’étais enfant…»). Ces mots, nous les voyons simultanément écrits avec une belle encre sur la première page d’un carnet au papier blanc, comme s’il s’agissait d’un commencement, d’une nouvelle genèse, comme s’il fallait les préserver, ne pas les oublier, ne pas commettre ce nouveau crime de les brûler. Nous retrouvons ici la patte de Peter Handke qui a écrit le poème sans vraiment savoir ce que Wim Wenders allait en faire : « Ce poème est le dernier texte de Peter pour lequel je n’avais pas trouvé d’endroit dans le film et c’est la toute dernière chose que l’on a faite avant de mixer le film. » On n’imagine pas de meilleure utilisation de ce poème. Langue des plus grands poètes, mais aussi langue du troisième Reich, la langue allemande redevient dans le film le véhicule des sentiments, de la réflexion, comme si Wim Wenders cherchait à lui redonner cette dimension poétique et philosophique qu’elle a, à un moment clé de l’Histoire, perdue, comme s’il s’agissait, pour Wim Wenders, de lui redonner un sens, dans une approche impressionniste, fragmentaire et parcellaire.
Le titre du film en allemand « Der Himmel über Berlin » n’est pas anodin : il s’agit bien d’un film sur une ville et son histoire, que ce soit Berlin sous les nazis ou Berlin divisé par le mur, deux moments clés de la ville et que le film évoque soit par des images d’archive, soit par de longs travellings ou de longs plans sur Mur. Wim Wenders nous explique : « Faire un film dans Berlin, sur Berlin et sur son passé et tout ce que cette ville représentait pour moi : l’Allemagne tout court, mon enfance, le langage allemand, sa poésie, la destruction aussi pour laquelle cette ville était symbolique, le mal, pour lequel aussi cette ville était symbolique. » Lorsque l’ange Cassiel traverse le mur pour porter l’ange Damiel, devenu humain, du côté occidental pour l’aider à retrouver Marion, la femme pour qui il a décidé d’être humain, c’est tout un geste symbolique qui nous est proposé de comprendre. Les murs, les ponts brisés, cette Potsdamer Platz méconnaissable par, Homère, le vieux raconteur d’histoire, qui la cherche, mais qui ne la trouve pas, détruite comme elle l’a été pendant la deuxième guerre mondiale et désormais défigurée.
Wenders a dû reconstruire le mur de Berlin sur quatre cents mètres pour le film, objet décoratif finalement le plus difficile et le plus onéreux du film. Pourtant, il avait l’espoir de pouvoir filmer les deux côtés du mur. En effet, déjà sollicité par le ministère du cinéma de Berlin-Est pour faire un film, il avait trouvé l’occasion de leur parler de son projet de film : « Le ministre de Berlin m’avait déjà invité à faire un film. Je lui ai raconté cette histoire d’anges gardiens et sa mine devenait de plus en plus sincère. Ça ne lui plaisait pas du tout : “Ils sont invisibles, ils peuvent aller où ils veulent, ils peuvent traverser les murs.” J’ai dit oui, évidemment, tous les murs. Alors il est devenu vraiment sérieux : “Alors il peuvent traverser le mur?” Et j’ai dit, justement, c’est pour ça que je suis ici, parce que je voudrais évidemment que les anges traversent le mur. Et là il a commencé à rigoler… et il m’a dit : “Bon, je ne peux rien pour vous, parce que vous savez, le mur n’existe pas, alors les anges ne peuvent pas le traverser, il n’existe pas.”»
Le regard de l’ange
Le film fonctionne comme une reconstruction de la ville par les anges : reconstruction de ces êtres blessés que sont les berlinois, reconstruction d’une vision de la ville, mais surtout reconstruction d’une vision de la vie. L’un des problèmes posés par le scénario était la question des anges. Comme le dit Wim Wenders, « la vraie question qui se posait tous les jours, avec chaque plan, jusqu’à la fin du film, c’était plutôt […] comment montrer ce qu’ils voient ? Le point de vue du film était celui des anges. Mais comment est-ce qu’ils voient ? Que serait le regard d’un ange ? Impossible à imaginer. Alors comment traduire ce dilemme avec la caméra ?» La solution proposée par Wenders est de nous montrer ces anges invisibles, parcourant Berlin, à l’écoute des pensées humaines. Bruno Ganz et Otto Sander jouent le rôle de ces deux anges : rôle d’autant plus difficile pour eux car il ne s’agissait pas d’un rôle classique. Comme le dit Wim Wenders, « Pour les acteurs, c’était très difficile car un ange n’a pas de biographie. Ils ne pouvaient pas préparer leur rôle de manière traditionnelle. Peu à peu, ils se sont accoutumés à cette vie sans fonction et sans psychologie. » Les deux acteurs jouent parfaitement ces rôles avec une sorte de froideur extérieure qui contraste avec leur intérieur, que seul l’ange Damiel, incarné par Bruno Ganz, pourra dévoiler peu à peu pour devenir humain, entrant alors dans un monde de couleurs, à l’instar de Dorothy qui entre dans le pays d’Oz. Que ce soit un long travelling latéral dans le métro ou dans une bibliothèque, nous entendons les pensées de chaque personnage comme un murmure plus ou moins compréhensible, comme un courant de pensées, reliées par association. Lorsqu’une personne a des idées sombres, l’ange pose sa main sur l’épaule, non pas pour le transformer par magie, mais en le sortant de ce cercle vicieux des idées noires : ce n’est pas une aide extérieure mais bien une volonté de donner à l’être en détresse le moyen de trouver en lui la volonté de s’en sortir : le merveilleux n’est pas loin, mais il s’agit bien plutôt d’une poésie du discours. Ces anges n’introduisent pas de pensées extérieures mais débloquent le cercle discursif de la détresse auquel nous assistons et dans lequel nous pouvons nous retrouver. Parfois, cela n’est pas suffisant et c’est un échec. Mais la musique même du film sont ces paroles ou plutôt ces morceaux de pensées. Lorsque Wim Wenders évoque la bande-son, il explique : « Pour une fois, la musique n’était pas seulement de la musique composée pour le film, mais la musique du film est composée en grande partie de toutes les voix qu’on entend. […] Quand je pense au soundtrack du film, c’est plus les voix, une cacophonie de voix, que la musique telle quelle. » Le mixage a d’ailleurs pris deux semaines, ce qui, à l’époque était « inouï » (le mixage de Paris, Texas avait pris trois jours) : c’est que, pour Wim Wenders, « le son demandait autant d’attention que l’image ».
Une esthétique symbolique des couleurs
L’une des réussites du film consiste à donner une dimension narrative au glissement du noir et blanc vers la couleur. Il s’agit d’un va-et-vient permanent qui traduit d’un côté la vision des anges (décolorée, aseptisée, dénuée de « psychologie ») et de l’autre, la vie humaine (colorée, dotée des cinq sens). Un passage particulièrement poétique illustre parfaitement le jeu sur les couleurs ; Marion, la trapéziste, se dévêtit tandis que l’ange Damiel la regarde, d’abord en noir et blanc, la scène glisse, d’un plan à l’autre, vers la couleur, sensualisant davantage le corps et les courbes de Marion. Ce jeu sur les couleurs n’est pas nouveau : on l’avait déjà en 1946 dans Une question de vie ou de mort (A Matter of Life and Death) de Pressburger et Powell. Dans ce film, le héros principal meurt dans un crash d’avion, mais son amour pour June est trop fort pour qu’il accepte d’aller au paradis et décide de revenir sur terre. Même jeu sur les couleurs, même symbolisme. Néanmoins, Wenders va plus loin, notamment dans le travail de la couleur. Déjà très travaillé dans Paris, Texas, le jeu des couleurs prend ici une dimension encore plus profonde et touche jusqu’à l’histoire même de son pays. Ainsi entend-on l’acteur Peter Falk penser, pendant les préparatifs d’un tournage d’un film sur la Deuxième Guerre mondiale, alors qu’il regarde une actrice jouant le rôle d’une juive portant l’étoile jaune de David : « Le jaune, signifiant la mort. Pourquoi avoir choisi le jaune. Les tournesols. Le suicide de Van Gogh. » Ce flux de pensées nous interpelle et nous interroge : il ne nous apprend rien mais suscite notre propre questionnement et inscrit le film dans cette réflexion sur l’Histoire, réflexion d’autant plus importante que nous assistons au tournage d’un film sur la seconde guerre mondiale. Cette mise en abîme souligne notre geste de spectateur : nous ne sommes pas oubliés et nous devons donner du sens que ce soit au film ou à l’Histoire même auquel il est fait référence.
Un grand « puzzle »
Comme Paris, Texas, le film a été tourné sans scénario préalable : l’histoire se résumait à celle d’un ange qui tombe amoureux d’une trapéziste. Le film correspond à ce grand labyrinthe dont parle Marion, lors de sa rencontre avec Damiel : c’est au spectateur de se retrouver, de s’orienter. Il est d’ailleurs intéressant que, pour Wim Wenders, le montage ressemblait plus au montage d’un documentaire que d’un film traditionnel : « Comme il n’y avait pas de fil rouge, le montage ressemblait plus au montage d’un documentaire : on avait toujours la possibilité de mettre une scène avant ou après l’autre. » Le film n’adopte donc pas cette linéarité du film traditionnel et c’est, selon Wenders, son monteur, Peter Przygodda, qui avait monté tous les films de Wenders jusque-là, qui a « résolu le puzzle que le film était devenu. C’était un grand puzzle. Et je pense qu’il a trouvé la seule façon de le mettre ensemble. » Cette approche du film rappelle ce que Wim Wenders disait en 1982 : « Je rejette complètement les histoires, parce que pour moi elles n’apportent que des mensonges, rien que des mensonges et le plus grand mensonge est de mettre de la cohérence là où il n’y en a pas. Pourtant, le besoin que nous éprouvons pour ces mensonges est tellement fort qu’il est inutile de les combattre et de mettre ensemble une séquence d’images sans une histoire – sans le mensonge d’une histoire. Les histoires sont impossibles, mais il est impossible de vivre sans elles. » Thomson et Bordwell identifient cette opposition comme reposant sur une lutte entre le besoin narratif et cette recherche d’une révélation visuelle instantanée et immédiate. Ce n’est d’ailleurs pas surprenant que le film s’achève sur une dédicace à « Yasujiro, François et Andreï » : Ozu, Truffaut et Tarkovski ayant su, selon Wenders, réconcilier le narratif avec une beauté pictoriale.
On pourrait parler d’une esthétique du fragment, où chaque pensée, fragmentée, inachevée, renvoyait de manière métonymique à un plan plus large : ce non-dit que l’on devine, comme ce passé de la guerre qui n’est présent que par les images d’archives et ce tournage d’un film sur la seconde guerre auquel participe Peter Falk. Le spectateur ne voit rien du film en train d’être filmé, il n’assiste qu’aux préparatifs, à l’attente des différents personnages, avec leurs propres pensées. Wim Wenders ne nous montre pas la guerre, il ne nous montre que ce qu’elle a engendré, avec une pudeur éloquente. Wenders ne verse ni dans le moralisme, ni dans l’explicitation de ce passé : ce passé est tombé dans cet inconscient collectif. L’idée d’entendre les pensées des personnages afin de ne nous montrer que des traces de ce passé donne au film une subtilité et une finesse, que seul ce « collage » général pouvait permettre.
L’amour, l’être humain
Et pourtant, au sein de ce grand « puzzle » se situe une histoire simple, linéaire et peut-être pas aussi mensongère que ne le prétend Wim Wenders : un ange tombe amoureux d’une trapéziste aux ailes d’ange et devient humain. Ce fil conducteur est la seule histoire du film, au sens traditionnel du terme. Lorsque l’ange Damiel voit pour la première fois Marion, la trapéziste, nous assistons à son émotion, comme si l’ange avait le droit au coup de foudre. Les deux personnages sont liés dès la première rencontre par les paroles de l’entraîneur de Marion lorsqu’il lui crie : « Marion. Tu es un ange !» Ces mots résonnent dans l’esprit de Damiel qui ne peut pas être insensible à cette femme déguisée en ange. Parallèlement, les conversations entre l’ange Damiel et l’ange Cassiel révéleront peu à peu la frustration qu’éprouve Damiel de ne pas pouvoir sentir les odeurs, voir les couleurs. Lorsque Damiel rencontre Peter Falk, « ex-ange », c’est une révélation pour lui. Un travelling avant vers ce visage connu, le regard vers l’ange qui s’approche de lui et ses mots : « Je sens que tu es là… Je voudrais pouvoir voir ton visage et te regarder dans les yeux et te dire à quel point il est bon d’être ici. Rien que toucher quelque chose… C’est froid, mais ça fait du bien. Fumer, boire un café[…]. Il y a tant de bonnes choses. » Ces paroles épiphaniques émeuvent Damiel et lui donneront l’envie et la volonté d’être humain : de vivre ce à quoi il n’a accès que par les mots. Vivre ce que les personnages qu’il entend penser vivent, vivre ce que lui décrit Peter Falk, vivre son propre désir, celui de retrouver Marion.
La déclaration d’amour finale n’est paradoxalement pas prononcée par Damiel, mais par Marion. Ce long monologue est l’une des plus belles, mais aussi des plus complexes, déclaration d’amour du cinéma. C’est dans une salle de concert, où joue Nick Cave, Berlinois à cette époque, que les deux protagonistes vont enfin pouvoir se rencontrer. La chanson de Nick Cave, « From her to Eternity », a été choisie spécialement par Wim Wenders, pour qui Nick Cave and the Bad Seeds incarnaient le mieux l’esprit berlinois de l’époque. Mais déjà, la chanson nous montre le chemin que les protagonistes vont parcourir – « d’elle à l’éternité » – comme si Damiel échangeait une éternité contre une autre : d’une éternité froide à une éternité, charnelle, pleine de désirs et d’incertitudes, mais pleine de vie.