Second long-métrage de fiction de Martin Scorsese, Alice n’est plus ici reste étonnant à plus d’un titre. Revu aujourd’hui, à l’aune de l’impressionnante filmographie du cinéaste et son triste déclin depuis le début des années 2000, sa modernité, sa créativité formelle et l’extraordinaire impression de liberté qui s’en dégagent en font une œuvre charnière du cinéma américain des années 1970. Moins connu et célébré que Taxi Driver, Alice n’est plus ici révèle également une autre facette du réalisateur, plus intime et militante.
Not in Kansas anymore
Il faut revoir la première scène du film, noyée dans un rouge flamboyant qui évoque les chefs d’œuvre en Technicolor du vieil Hollywood, pour mesurer à quel point le jeune Scorsese brûlait de balancer un pavé dans la mare et de redéfinir les règles d’un cinéma chéri mais déclinant. Une petite fille chante une comptine dans un décor de carton-pâte évoquant une ferme du Midwest. La scène caricature avec gourmandise la naïveté désuète des comédies musicales, jusqu’à l’écœurement. Comme un grand cri enragé qui viendrait déchirer la belle nuit étoilée, Scorsese junior raye le disque des conventions et ouvre l’écran vers l’eldorado rêvé des jeunes réalisateurs de l’époque : les grands espaces, une voiture lancée à toute allure, le rock et la liberté.
La beauté d’Alice n’est plus ici tient dans le grand écart que Martin Scorsese opère entre l’utopie (artistique, idéologique, politique) des seventies et le quotidien difficile de l’Amérique profonde, cruellement confrontée à une réalité nettement moins glamour que le souffle libertaire promis par les médias de l’époque. C’est que Alice Hyatt (la fabuleuse Ellen Burstyn, alors en pleine gloire grâce au succès de L’Exorciste) n’est plus toute jeune et n’a pas vraiment tout l’avenir devant elle. Un mari beauf à souhait, un gamin insupportable, une vie de femme au foyer enfermée dans les conventions : Alice n’est pas vraiment au pays des merveilles. Quand son cher et tendre se tue dans un accident, Alice en profite pour changer de vie. Car la petite fille du début qui s’époumonait dans les champs, c’était elle : Alice veut être chanteuse. La voilà partie à la conquête d’une gloire hypothétique, d’une nouvelle vie, et peut-être du grand amour…
Une autre femme
Un de ses amants le lui dira un peu plus tard dans le film : Alice ne sait pas quoi choisir. Elle veut tout, Alice : sa vie de femme au foyer, pas si désagréable finalement, en tout cas une vie à laquelle elle s’était habituée, résignée, même. Et une vie de femme indépendante et forte, libérée de ses chaînes. Alice a un cœur d’artichaut, mais elle ne veut pas de contraintes. Elle adore son fils, mais le trouve encombrant. Se met dans tous ses états quand une collègue jure comme un charretier, mais oublie parfois les règles de la bienséance… Alice est une somme de contradictions, ce qui en fait un personnage d’une complexité rare dans le cinéma de l’époque, et toujours aussi moderne, presque quarante ans plus tard. Jamais à court d’une idée de mise en scène, Martin Scorsese la filme dans son environnement quotidien avec sa caméra à l’épaule, virevoltante, tournoyant autour d’elle sans sembler vouloir jamais s’arrêter. Pourtant, chaque course a une fin et les nombreux travellings du film se terminent toujours brusquement, comme s’il y avait toujours un mur invisible pour empêcher les personnages d’aller de l’avant. Vers quoi vont Alice, ses amants, ses collègues, son fils ? Le regard tourné vers l’avenir, ils espèrent, mais ils ne savent pas bien quoi.
Bavard, drôle et aussi imprévisible qu’une impro de jazz (on pense parfois à Shadows, de Cassavetes), Alice n’est plus ici est loin des gangsters teigneux et personnages bigger than life qui feront la gloire de Scorsese dès 1976 et Taxi Driver. Loin aussi des boursouflures récentes de sa filmographie, pompeuses machines à stars étouffées par le savoir-faire d’un réalisateur qui semble ne plus avoir grand-chose à dire. On s’étonnerait presque de découvrir un Scorsese aussi juste dans sa peinture d’une époque par le biais de l’intime, capable de brosser en quelques scènes le portrait d’une femme qui pourrait parler pour toute une communauté invisible, celle de l’Amérique du milieu, des États que personne ne traverse. Déjà en germe, les grandes lignes de son univers visuel sont là : des personnages pris entre réalisme et théâtralité, criants de vérité et si cinématographiques, atteignant le réel en le transcendant. Revoir Alice n’est plus ici, c’est retrouver un Scorsese alors invincible, et renouer avec l’envie de revoir tout son cinéma, vite.