Les deux premières séquences de Raging Bull condensent d’emblée la trajectoire paradoxale de Jake LaMotta (Robert De Niro). Le générique d’ouverture voit ce dernier s’échauffer sur un ring, dans un long plan strié de droites horizontales (aux cordes du ring s’associent discrètement les fentes qui parcourent le sol). Dans la séquence suivante, qui constitue un flashforward, LaMotta répète un numéro de stand-up. Cette fois, les lignes de force dessinées par les coins des murs et les plis des rideaux sont au contraire verticales. La posture corporelle du personnage redouble cette opposition géométrique : sur le ring, sa tête reste penchée vers le bas ; dans la loge, elle regarde au contraire vers le ciel. Voilà, du moins en apparence (on y reviendra), le programme de Raging Bull : opérer la transmutation de l’horizontalité en verticalité – soit en langage chrétien, la rédemption d’un homme déchu. Pour ce faire, le film scrute la vie de LaMotta entre 1941 et 1964, en se concentrant sur les situations qui révèlent tantôt le brio du boxeur, tantôt la médiocrité de l’homme privé.
Dans Raging Bull, Jake LaMotta se manifeste comme une pure puissance de négativité, sans passé et sans intériorité. Son énergie destructrice semble peu-à-peu contaminer son frère (Joe Pesci) et ses conjointes successives (Lori Ann Fax et Cathy Moriarty). La vallée de larmes que constitue cette vie pécheresse recèle pourtant quelques éclats de grâce ambigus, qui sont surtout à chercher du côté du ring. C’est ce que suggère d’emblée le premier plan, figurant l’ambivalence de cette arène pour LaMotta : si le recours au ralenti et à l’Intermezzo de Mascagni confèrent une grâce certaine aux mouvements du boxeur, la composition carcérale, soulignée par un noir et blanc très contrasté, fait plutôt du ring un espace d’aliénation. Catalyseur d’une addiction à la lumière, il se présente comme un vecteur de sublimation et de damnation. Cette dualité transparaît dans les scènes de boxe elles-mêmes : si le découpage souvent limpide et d’amples mouvements de caméra y valorisent l’élégance des affrontements, les flashs d’appareils photos insérés abruptement rappellent que LaMotta est aussi la bête de foire d’un système économique et médiatique.
« J’étais aveugle, et maintenant je vois »
Quid, alors, de l’élévation que promettait discrètement le contraste entre les deux premières séquences ? Raging Bull se démarque notamment de Taxi Driver, précédente collaboration de Scorsese avec Schrader, en ce que la rédemption du protagoniste n’advient jamais à la lettre. Là où Travis Bickle choisissait de risquer sa vie pour sauver la jeune Iris, Jake LaMotta se perd dans une spirale d’égocentrisme qui l’isole peu-à-peu des siens, sans jamais interroger ses comportements ou son goût pour les lumières de l’entertainment, puisqu’il finit par travailler comme gérant de boîte de nuit. La citation biblique sur laquelle se conclut le film tire alors sa force du fait qu’elle arrive comme un cheveu sur la soupe : « Alors, pour la seconde fois, [les Pharisiens] convoquèrent l’homme qui avait été aveugle et demandèrent : ‘Dis la vérité, devant Dieu. Nous savons que cet homme est un pécheur.’ ‘Je ne sais pas si c’est un pécheur ou non’, répondit l’homme. ‘Tout ce que je sais, c’est ceci : j’étais aveugle, et maintenant, je vois’. »
Un premier niveau d’interprétation consisterait à voir dans ce carton la revendication d’une posture de neutralité par rapport au personnage. Dans la citation, LaMotta correspondrait alors à ce « pécheur » que le miraculé refuse de condamner (et qui, rappelons-le, n’est autre que le Christ). Or si l’on suit ce fil jusqu’au bout, cela implique aussi que LaMotta lui-même n’est peut-être pas qu’un pécheur, mais – comme tout être dans le christianisme – un enfant de Dieu susceptible du pardon. D’où l’importance des séquences qui décrivent sa déchéance professionnelle et personnelle dans les années 1950 et 1960 : c’est parce que LaMotta finit par être humilié et par subir une forme de pénitence qu’il aura peut-être, lui aussi, droit à l’éternité. Du fait qu’il refuse toute posture moralisatrice, le carton préserverait en creux la possible rémission des péchés par le pardon divin. Raging Bull apparaît alors moins comme un film sur la rédemption, où un personnage rachèterait ses fautes, que comme une œuvre de rédemption, aspirant elle-même à regarder son protagoniste sous la lumière de la charité.