La sortie de The Irishman, avec ses visages numériques, ses trahisons et sa parabole christique, invite à revoir Silence à l’aune de la question de l’icône. Après la sortie en 2017 de cet autre film majeur récent de Martin Scorsese, le cinéaste a justifié de façon laconique son choix de citer une Sainte Face du Greco : « J’ai choisi le visage du Christ peint par Le Greco, car j’ai pensé qu’il était plus compatissant que celui peint par Piero della Francesca. » Difficile de savoir à quelle peinture de della Francesca Martin Scorsese avait pensée au départ, les hypothèses les plus probables étant toutefois Le Baptême du Christ ou La Résurrection, deux œuvres présentant le visage de Jésus de face avec une expression plus solennelle que celui finalement convoqué dans Silence. Si le choix de la Sainte Face du Greco semble donc d’abord motivé par sa sensibilité, il s’inscrit également au sein de la réflexion au sujet des images sacrées qui alimente le film.
L’ondoiement
Pour la comprendre, il convient de revenir rapidement sur la place de cette Sainte Face dans l’œuvre du peintre. Le Greco a traité ce thème plusieurs fois selon deux modèles principaux. Dans le premier, sainte Véronique (vera icona – la vraie image) tient le voile sur lequel s’est imprimé le visage du Christ, contrairement au second où seul le voile portant l’image miraculeuse emplit l’entièreté du panneau. L’œuvre citée dans Silence appartient à ce dernier ensemble qui, en évacuant tout contexte narratif ou iconographique, insiste sur le caractère hautement sacré de cette image acheiropoïète (non faite de main d’homme). Chaque occurrence de la peinture dans le film reproduit ainsi plastiquement l’apparition surnaturelle de ce visage sur le voile de Véronique et en interroge le statut.
La Sainte Face apparaît pour la première fois dans Silence après un plan rapproché sur le visage de Rodrigues allongé sur son lit. La tête du prêtre repose sur un oreiller reprenant exactement la forme du voile de Véronique dans le tableau. À son visage vient se substituer celui du Christ peint par Le Greco, à travers un plan qui semble dévoiler le contrechamp de la prière de Rodrigues. La citation picturale est toutefois incomplète : Scorsese choisit d’isoler la tête du Christ sur un fond noir et supprime le tissu derrière elle. Dans le plan suivant, les ondulations de la mer évoquent les plis de ce textile manquant. Avec cet enchaînement, le réalisateur reproduit le caractère miraculeux de la vraie image (images ci-dessous). Comme dans le tableau du Greco, où le visage, échappant à toute physicalité, n’est pas soumis aux fronces du voile mais flotte à sa surface, il est ici isolé par Scorsese qui en omet le support matériel.
La seconde apparition de la Sainte Face intervient alors que Rodrigues fuit l’inquisition japonaise. Tandis qu’il se lave le visage dans une rivière, les traits du Christ prennent la place de son reflet. Le visage du prêtre, déformé et grimaçant jusqu’à en devenir monstrueux, contraste avec l’impassibilité de la figure peinte. Scorsese instaure une nouvelle fois un dialogue entre les deux visages. Il utilise ici un champ-contrechamp adoptant successivement le point de vue du prêtre et celui de l’apparition sur la surface mouvante de la rivière (premier montage ci-dessous). La dichotomie entre la figure numérique ouvertement artificielle et l’apparition de l’icône met en place une réflexion sur le statut paradoxal du créateur d’images acheiropoïètes, qui rapproche le pinceau du Greco et le cinéma de Scorsese. En effet, le peintre grec a débuté son œuvre en réalisant des icônes réflexives, dont celle de saint Luc peignant un portrait miraculeux de la Vierge (seconde image ci-dessous). Selon certaines traditions, l’un des portraits de l’Evangéliste aurait recueilli la grâce de la Vierge elle-même, actant le caractère miraculeux de ses compositions. En représentant saint Luc, Le Greco insiste donc paradoxalement sur la dimension sacrée de ses images, tout en donnant à voir leur fabrication. Scorsese semble s’inscrire dans cette lignée, non seulement par son choix de citer une œuvre du peintre grec, mais aussi par la mise en exergue de cette apparition divine par l’entremise d’un portrait numérique qui ne cache pas son artificialité.
La grâce et l’objet
La troisième occurrence de la Sainte Face dans le film poursuit cette trajectoire réflexive. Rodrigues est désormais retenu prisonnier par l’inquisition japonaise. Une séquence au montage particulièrement dynamique rejoue cette question de la matérialité de l’image sainte. Un plan rapproché sur les mains de détenus japonais en train de fabriquer de petits crucifix s’ensuit d’un autre sur le visage de Rodrigues. Un contrechamp dévoile alors le plancher en bois nu devant lui, avant que n’apparaisse la peinture du Greco à travers un très gros plan sur le regard du Christ. Pour la première fois, un morceau du voile blanc issu du tableau initial est visible (première image ci-dessous). Lorsque resurgit le contrechamp sur le plancher, la Sainte Face, à nouveau isolée de son arrière-plan, s’y imprime pour évoquer un panneau de bois, support traditionnel des icônes (seconde image ci-dessous). Le même coin de parquet se retrouve ensuite couvert par la tenue des prêtres bouddhistes, jetée là par un garde japonais. Le lien qu’établit cet enchaînement entre l’image sainte comme tableau matériel et les objets de dévotion dans leur dimension artisanale, presque utilitaire, éclaire sur un certain rapport à la grâce que Silence explore outre mesure.
C’est que tous ces objets ne sont pas traités de la même façon. Certains crucifix de fortune se trouvent parés d’une dimension mystique absente de la plupart des bas-reliefs de métal que doivent fouler les fidèles pour prouver leur apostasie. Ces derniers sont le plus souvent de simples artefacts destinés à la poussière ou à l’usure, alors que la répétition systématique du même geste de piétinement vide l’apostasie de son sens. En cela, la mise en scène épouse les interrogations des prêtres jésuites qui se demandent si les fidèles japonais n’en seraient pas venus à vénérer les objets en eux-mêmes au lieu de les considérer pour ce qu’ils sont, de simples supports de la foi sans valeur intrinsèque. Dans la dernière partie du film, Rodrigues vieilli est à cet égard contraint à fouiller les bagages des occidentaux pour le compte des Japonais afin de traquer tout signe religieux, de sorte qu’il en vient à considérer les croix ou les représentations de saints avec de plus en plus de détachement.
Le visage et son absence
Il existe toutefois au moins deux exceptions à ce traitement matérialiste des objets de dévotion. La plus évidente est figurée par le travelling final où la caméra traverse le cercueil de Rodrigues pour dévoiler la présence d’un crucifix entre ses mains. En pénétrant dans la bière, la caméra passe à travers des flammes, autre motif de l’ondoiement dont la lumière fait littéralement palpiter la croix enserrée dans les mains du cadavre. Mais aussi, plus tôt, lorsque Rodrigues s’apprête à apostasier à son tour : la représentation du Christ qu’il doit piétiner s’adresse à lui pour lui ordonner de la fouler afin de sauver d’autres fidèles. Une nouvelle fois, Scorsese convoque à cet instant le souvenir du voile de Véronique, non plus sous la forme d’une étendue d’eau mouvante, mais par le scintillement des torches alentours qui semble animer le visage du Christ (image ci-dessous). La dernière citation de la Sainte Face du Greco a lieu à cet instant précis, avant que la figure christique ne disparaisse ensuite dans un fondu au noir. Cette perte répond à toutes les décapitations réelles ou symboliques qui ont jalonné le film. Le geste de Rodrigues est en effet motivé par le tsurushi infligé aux fidèles japonais, qui consiste en une pendaison inversée où la tête des prisonniers est enfouie dans le sol entre deux planches. Ainsi, la figure du Christ s’efface-t-elle dans le noir pour permettre à d’autres visages de réapparaître dans la lumière.