Cet article a été initialement publié en novembre 2015.
Le Temps de l’innocence occupe une place étrange au sein de la filmographie de Scorsese. Entre le triomphe de Raging Bull et des Affranchis (1990), le réalisateur de Taxi Driver s’est essayé à bien des genres, de la comédie satirique (La Valse des pantins) à la farce métaphysique (After Hours), en passant par La Dernière Tentation du Christ. Si la sortie des Affranchis, avec celle de Casino (1995), ressemble à un retour au premier plan après une période (injustement) jugée comme creuse, on oublie un peu vite que Scorsese continue par la suite de multiplier les embardées vers des projets plus inattendus. C’est là que survient Le Temps de l’innocence (1993), où Scorsese s’attaque cette fois au mélodrame, en mettant en scène une histoire d’amour impossible au sein de l’aristocratie new-yorkaise des années 1870. On peut de prime abord s’en étonner, au regard du goût prononcé de Scorsese pour les communautés viriles (gangsters, boxeurs, apôtres, etc.) et les acteurs nerveux. Ici, ce sont Michelle Pfeiffer (Ellen) et Winona Ryder (May) qui partagent l’affiche avec le guindé Daniel Day-Lewis (Newland) dans la peau d’un noble à la vie rythmée par l’enchaînement des réceptions et bals.
Pour quelques pétales
Sur ce point, Le Temps de l’innocence pèche un peu, surtout dans sa deuxième heure, de son soin empesé à reconstituer un cadre à la fois hyper stylisé et ritualisé autour de cérémonies – notamment lors des scènes de dîners, où une myriade d’inserts viennent enluminer de luxueux mets, tandis que des plans surplombants soulignent le faste des décors. Le film dépeint alors sans légèreté la part aliénante de l’étiquette et du poids des conventions pour montrer comment cette prison dorée entrave les passions et sentiments. Mais si Scorsese n’est pas exempt de lourdeur lorsqu’il s’attarde sur le protocole, il fait preuve de beaucoup plus de doigté (et surtout de précision) pour orchestrer le flux des émois. La beauté du Temps de l’innocence tient à la manière dont l’irruption de l’émotion s’organise autour de la circulation de motifs, plus qu’elle ne s’appuie sur la flamboyance de la reconstitution, techniquement impeccable mais un brin glacée. Le générique réalisé par Saul Bass, où se télescopent les surimpressions d’éclosions de fleurs, donne le la et se retrouve prolongé par la première séquence de l’opéra, où les roses et boutonnières ancrent l’amorce des plans et font figure de petites étoiles que les mouvements d’appareils et le découpage relient en une seule et unique constellation. Plus tard, ce sont des roses jaunes qui apparaissent comme le médium de la relation interdite entre Newland et Ellen et prolongent le terme floral, symbole de l’éveil des passions mais aussi de la brièveté de leur éclat (belle idée que ce dénouement, où le flétrissement des visages se substitue à celui des fleurs).
Plus encore, Scorsese s’appuie sur un ensemble de petits objets (parapluies, chapeaux, coupe-cigares) qu’il fait dialoguer entre eux, ou qu’il dispose stratégiquement au sein de l’espace pour organiser le mouvement interne des plans. C’est par exemple l’insert d’une bûche enflammée qui surgit à trois reprises : lors d’une conversation entre Newland et Ellen, où naît l’étincelle du désir, puis lorsque ce sentiment apparaît pour la première fois au héros, et enfin une dernière fois, à l’annonce d’une nouvelle (Newland va devenir père) qui tombe comme un couperet (la bûche s’effrite et se morcelle au pied de la cheminée) et enterre l’espoir de vivre sa passion. Dans Le Temps de l’innocence, les objets parlent toutefois davantage qu’ils ne prêtent à une interprétation symbolique – cf. la scène du phare, dont la sève émotionnelle perle moins sur le moment qu’à la toute fin du récit, lorsque son souvenir se ravive à la faveur d’une réverbération du soleil sur une fenêtre contemplée par le héros. La métaphore explicite mise en scène la première fois (le phare est un dédoublement d’Ellen, et le navire qui le dépasse le symbole de leur romance manquée) est ici comme vidée de sa substance pour ne laisser place qu’à une pure ivresse des sens (les couleurs, la lumière) irradiant d’une simple vitre.
Le temps des regrets
On en vient à regretter cette voix-off de Joanne Woodward qui égraine le récit, à la rigueur utile pour éclairer le spectateur sur les codes de l’élite new-yorkaise, mais superflue pour donner à comprendre la psychologie des personnages : Scorsese n’a guère besoin de répéter ce que les objets disent déjà. Ils sont la clef du film, mais aussi son moteur. La scène de la première rupture, qui précède le mariage du héros, illustre l’importance qu’attache Scorsese à ces petits relais de l’émotion : on y voit une lettre (l’obstacle à leur amour) amorcer le mouvement en gros plan, puis la caméra glisser vers le visage d’Ellen avant de suivre la circulation de la missive entre les mains des deux amants, et achever enfin son trajet sur les yeux inquiets de Newland.
Si le procédé affiche un dépouillement à rebours des traits les plus saillants du film (tels les iconoclastes et superbes fondus rouges ou jaunes), la sophistication avec laquelle Scorsese organise des plans-séquences composés de plusieurs petits panoramiques entre un objet (un tableau, par exemple) et un corps, témoigne d’une ambition parfois opératique de mieux approcher l’incandescence intérieure des personnages par le truchement de ces motifs. Dommage que ce pan du film soit progressivement ravalé par l’arrière-plan sociétal et la logique propre au genre (l’éclosion du sentiment vs ce qui l’obstrue), ce qui n’enlève certes rien à la beauté de la dernière séquence, mais lui ajoute toutefois un goût amer : à l’image de Newland et d’Ellen, passés à côté du grand frisson, Le Temps de l’innocence frôle des cimes jamais atteintes dans le cinéma de Scorsese, mais ne parvient pas complètement à s’imposer comme le sommet qu’il aurait dû être.