Avec The Irishman, Martin Scorsese prolonge et mène à son terme la dynamique déjà à l’œuvre dans Les Affranchis, Casino et Le Loup de Wall Street, trois films qui doivent tous leur cohérence à l’approfondissement d’une orientation, donnée dès l’ouverture par la voix-off du personnage principal. Les premières minutes des Affranchis se révèlent à ce titre programmatiques : après une scène quasi muette, décontextualisée et d’une très grande violence (l’exécution d’un mafieux au couteau de boucher), le commentaire off de Henry Hill (Ray Liotta) prend le relais pour donner au reste du film son organisation, celle d’une narration rétrospective censée détailler son parcours au sein de la mafia. Les différentes scènes viennent illustrer le thème donné par la voix-off (« As far as I can remember, I always wanted to be gangster. »), à la manière de variations éclairant toutes les facettes de l’activité illégale du personnage principal. Quel que soit le « milieu » étudié (mafia new-yorkaise, univers des casinos ou de la haute finance), les « biopics criminels » de Scorsese se présentent tous à leur manière comme des panoramas de la pègre, dont la teneur « sociologique » trouve son origine dans l’illustration qu’ils donnent du témoignage de véritables criminels repentis. Les Affranchis, Le Loup de Wall Street et The Irishman peuvent ainsi être considérés comme les biographies respectives de Henry Hill, Jordan Belfort et Frank Sheeran, tandis que le personnage de Ace Ruthstein dans Casino, quoique fictif, est largement inspiré de la vie de Frank Rosenthal. La clef du dispositif réside chaque fois dans le statut donné à la voix du narrateur, le montage célébrant sans discontinuer la préséance de la parole sur l’image. Ainsi de l’ouverture tonitruante du Loup de Wall Street (le film de Scorsese qui va le plus loin dans cette direction), durant laquelle la performativité du discours de Jordan Belfort (Leonardo DiCaprio) provoque des arrêts sur image ou change la couleur de sa Ferrari, avant que le personnage ne s’adresse directement au spectateur en rompant le quatrième mur. Élevée à une fonction génésiaque, la voix révèle l’ambition des héros scorsesiens de devenir les metteurs en scène démiurges de leur propre existence.
À l’écoute
Au regard de ces différents films, l’intérêt de The Irishman réside dans sa capacité à mettre en évidence le lien étroit qui unit mise en scène de soi et énonciation de souvenirs, comme le montre une courte scène au début du film. On y voit Frank Sheeran (Robert de Niro) évoquer auprès de Russell Bufalino (Joe Pesci) un épisode de la campagne d’Italie, durant la Seconde guerre mondiale. D’abord filmée en champ-contrechamp, l’anecdote est ensuite illustrée par une reconstitution : Frank, fusil en main, ordonne à deux soldats allemands de creuser leur propre tombe. Le suspense de la séquence repose dès lors entièrement sur le sort que va leur réserver le personnage principal, comme le souligne son propre commentaire : « Maybe they thought if they did a good job, the guy with a gun, he would change his mind. » L’histoire s’affirme dans cette perspective comme un point d’origine : outre qu’elle donne à voir le premier meurtre perpétré par Frank, elle permet surtout de comprendre le rapport à la parole que tisse le personnage dans la première partie du film. Comme Frank le dit lui-même à Bufalino : « You know, you got orders, you follow them » : de militaire à homme de main, il reste au fond toujours le récepteur de l’information, celui qui « suit les ordres ».
Si la rencontre avec Jimmy Hoffa (Al Pacino) implique que la parole change ensuite de fonction, Frank n’a toutefois jamais accès au dialogue : d’une part, les discussions auxquelles il prend part sont émaillées d’incompréhension (cf. la scène où Frank prend pour lui les insultes que Hoffa profère à l’encontre de son personnel), et d’autre part, « l’homme de confiance » n’arrivera jamais à changer l’avis de Hoffa sur sa candidature (fatale) à la tête du syndicat Teamsters. Frank se trouve au contraire investi d’un simple rôle d’intermédiaire entre destinateur et destinataire, par lequel un message transite d’un personnage à un autre, ce que pointe l’un des tous premiers plans du film, où le personnage se voit littéralement traversé par le fil d’un téléphone. Frank se révèle ici le point de convergence de l’ensemble des discours proférés d’un bout à l’autre de la longue deuxième partie du film. C’est par exemple le cas lors de deux échanges successifs, d’abord avec « Fat Tony » Salerno (Domenick Lombardozzi) et Bufalino, ensuite avec Hoffa, où la caméra balaie ainsi l’espace en partant des protagonistes en train de parler pour arriver sur Frank, suivant le mouvement de la parole jusqu’à son transmetteur.
La tribune et le silence
Centré presque exclusivement sur des enjeux de discours, le deuxième tiers du film rend compte du pouvoir dévastateur de la parole de Hoffa, qui le conduit à sa propre perte : la chute du personnage commence précisément par une insulte adressée à l’encontre d’un autre syndicaliste, Tony Provenziano (Stephen Graham), et des excuses qu’il refuse de donner. Comme Jordan Belfort dans Le Loup de Wall Street, Jimmy Hoffa est présenté tout au long du film comme un tribun dont les discours font événement, au point qu’à chacune de ses prises de parole publique, il se trouve séparé de la foule par une « rampe » symbolique (une estrade, un bureau, un écran de télévision) qui l’élève autant qu’elle l’isole de son auditoire. Si la séparation entre la parole et le monde constituait déjà l’horizon explicite de Taxi Driver, cette distance prend un nouveau sens dans The Irishman, en ce qu’elle constitue un garde-fou pour l’orateur scorsesien : la sensation de toute-puissance qu’implique l’énonciation du discours ne suppose pas, en retour, que locuteur soit doté d’une réelle ubiquité – ce dont atteste la longue scène d’assassinat de Hoffa, qui prend le contre-pied du reste du film en se déroulant presque entièrement en silence.
Après l’énergie tonitruante des Affranchis, de Casino et du Loup de Wall Street, The Irishman fait du non-dit et du silence son objet central, comme souligne le titre symbolique du morceau du groupe The Satins qui retentit dans l’ouverture et la clôture du film : In The Still of The Night, soit « dans le silence de la nuit ». La mort de Frank est ainsi d’emblée présentée comme la condition même de sa parole : les traces du passé étant vouées à disparaître avec son propre décès, la narration rétrospective de Frank révèle ainsi le caractère toujours déjà révolu du temps qu’il évoque, moins pour nourrir le sentiment de nostalgie qui habitait les précédents héros scorsesiens que pour montrer le travail implacable du temps sur les corps (l’AVC de Bufalino, la déchéance physique de Frank). La construction même du film renforce cette idée : si ses deux premiers tiers, construits autour de trois époques distinctes (les années 1990, 1975 et la période fin 1950-fin 1960), mélangent les temporalités afin de donner l’illusion que le cours du temps est aboli, la dernière partie (qui démarre après la mort de Hoffa) est, elle, entièrement linéaire, de sorte qu’elle dote les dernières années de Frank d’une dimension nettement plus tragique et funèbre. Outre la scène du meurtre de Hoffa, tous les fragments silencieux du film renvoient en ce sens à la mort comme à un horizon inéluctable – à commencer par les petites notices biographiques apparaissant de temps à autre pour préciser la date et les conditions de mort d’un personnage. Rien d’étonnant alors à ce que la dernière partie du film donne toute sa place à sa fille Peggy (Anna Paquin), dont le silence souligne l’échec de Sheeran : après avoir passé sa vie à écouter et transmettre les mots des autres, les siens propres ne trouvent aucun destinataire.