Même dans ses westerns et ses films noirs réputés pour leur description d’un milieu masculin, Howard Hawks a toujours su construire des personnages de femmes libres et fortes comme Francesca Camonte dans Scarface, « Microbe » (la merveilleuse Lauren Bacall) dans Le Port de l’angoisse et Feathers (Angie Dickinson) dans Rio Bravo. Plusieurs comédies hawksiennes prolongent radicalement cette émancipation de la figure féminine jusqu’à inverser les stéréotypes du masculin et du féminin : Train de luxe, L’Impossible Monsieur Bébé, La Dame du vendredi, Allez coucher ailleurs et Les hommes préfèrent les blondes. Malgré un très grand succès public à l’époque, Allez coucher ailleurs reste le film le moins connu de cette pentalogie. Pourtant, le couple formé par Cary Grant et Ann Sheridan propose une variation intéressante, et peut-être plus vraisemblable, de L’Impossible Monsieur Bébé.
Féminisme
Pour cette quatrième collaboration entre le cinéaste et l’acteur Cary Grant, la star hollywoodienne de la screwball comedy joue, à première vue, l’inverse de son rôle dans L’Impossible Monsieur Bébé. Il n’est plus le maladroit et lunaire paléontologue David Huxley qui gagnait peu à peu en mâle assurance auprès de l’extravagante Susan (Katharine Hepburn). Au contraire, il joue un militaire français coureur de jupons, le capitaine Rochard (inspiré de la réelle autobiographie du militaire), contraint de se faire passer pour « l’épouse » de sa propre femme, le lieutenant Catherine Gates de l’armée américaine (Ann Sheridan, star découverte par Howard Hawks), afin de pouvoir la suivre jusqu’aux États-Unis. Mais la première partie d’Allez coucher ailleurs, qui raconte la rencontre entre les deux militaires, reprend le même principe scénaristique que L’Impossible Monsieur Bébé : celui de « l’antagonisme des sexes » où un homme et une femme se disputent en permanence parce qu’ils ne s’avouent pas leur attirance mutuelle. Dans les deux films, le personnage masculin est ainsi constamment ridiculisé et dominé par le personnage féminin dans une série de scènes burlesques pleines de chutes et de cascades. Cary Grant, ancien acteur de music-hall, accomplira à cette occasion une mémorable pirouette, les fesses en l’air sur une barrière de passage ferroviaire. Le capitaine Rochard se voit relégué au second plan au sens propre et au sens figuré du terme, devenu la marionnette impuissante des facéties de son imprévisible compagne. Catherine, jeune femme encore plus émancipée que ne l’était Susan, s’empare de tous les attributs traditionnels de l’identité et de l’héroïsme masculin : elle conduit, elle donne des ordres et elle sauve son compagnon de la noyade comme un preux chevalier. Son marivaudage amoureux avance ainsi sous le masque d’une lutte entre les sexes pour le pouvoir et l’autorité. Même la savoureuse séquence d’un premier baiser aura des allures de combat de coqs où chacun reproche à l’autre ne pas assez « collaborer » à l’expérience du « french kiss ».
Running gag et travestissement
La screwball comedy plongée dans le milieu militaire perd en glamour et en sophistication mais gagne en burlesque. Toute sa trame se construit sur un même running gag à l’origine du titre français : un cortège de hasards malencontreux (une porte qui perd sa poignée, une prison sans lit) empêche toujours Rochard de trouver un lit où dormir, l’obligeant à « aller coucher ailleurs ». Le grand corps dégingandé de Cary Grant offre un creuset inépuisable au comique visuel, forcé de se plier en tous sens, de mêler jambes et bras dans un improbable entrelacs sur une chaise ou encore dans une baignoire pour trouver le sommeil. Le burlesque et la féminisation du personnage trouvent leur point culminant au même moment, dans une scène de travestissement de Rochard en femme. L’humour carnavalesque fonctionne alors à partir d’un malicieux détournement de l’apparence du séducteur hollywoodien. Dans ce camouflage grossier, Cary Grant est en effet affublé de crin de cheval en guise de chevelure et son physique viril et carré ne manque pas de créer un contraste flagrant avec son costume féminin : « C’est la première fois que je plains un amiral », déclare ainsi un personnage de marin en découvrant l’hommasse « Florence », l’alter ego féminin du capitaine Rochard.
Rire après la guerre
Allez coucher ailleurs de Hawks est aussi une comédie d’après-guerre, à la suite d’un autre film de Billy Wilder : La Scandaleuse de Berlin, sorti un an plus tôt, en 1948. Le tournage des deux films produits par deux maisons rivales (la Fox de Darryl F. Zanuck pour l’un, la Paramount de Charles Brackett pour l’autre), s’est partiellement déroulé en décor réel, au cœur de l’Allemagne occupée. Si La Scandaleuse de Berlin accorde davantage d’importance au documentaire historique (Wilder filme le marché noir, les intérieurs misérables de la population allemande affamée, les allées et venues de ses personnages dans un Berlin défiguré comme dans Allemagne année zéro de Rossellini), la triste réalité de l’après-guerre rejaillit aussi parfois par bribes dans Allez coucher ailleurs. Ainsi il n’y a pas de lit en prison parce que « sinon, la prison serait pleine, car tout le monde en Allemagne cherche un lit où dormir ».
Plutôt que de choisir d’évoluer vers le mélodrame comme Wilder à la fin de La Scandaleuse de Berlin, Hawks, lui, développe une satire politique assez jouissive de l’armée et de l’administration américaine dans la deuxième partie de l’intrigue. Rochard et Gates prêts à convoler sont pris dans la valse des papiers et de questionnaires absurdes nécessaires à l’union entre un étranger à une militaire américaine : « Signes d’identification sur les clavicules de mon cousin ? – on n’y arrivera jamais !» désespère le fiancé. La rigidité et la lourdeur des démarches administratives sont alors autant de signes de la paranoïa du pays à l’époque de la « chasse aux sorcières » mais résonne aussi encore cruellement avec l’actualité. Enfin, ce cas particulier d’un homme ayant choisi de s’adapter à la carrière professionnelle de sa femme agit comme le révélateur d’une société figée dans un fonctionnement phallocratique. Il n’y a nulle part de place pour le capitaine Rochard, obligé d’errer une nuit entière sans dormir faute d’hébergement militaire. Plongé dans la foule anonyme des épouses en transit, il est finalement le témoin du sexisme infligé aux femmes de l’époque auxquelles on parle exclusivement de mode, de couches et de bas en nylon.