Aux dirigeants de la Fox qui lui demandaient comment accélérer le tournage du film, retardé par le professionnalisme exacerbé d’une de ses actrices principales, Howard Hawks rétorqua : « Trois merveilleuses idées : remplacer Marilyn Monroe, réécrire le scénario et changer de réalisateur. » Le studio, bien lui en prit, n’eut cure du cynisme du cinéaste : que serait en effet Les hommes préfèrent les blondes sans l’incroyable Marilyn, sans la méchante satire du script et sans la maîtrise divine de Hawks, qui même dans la comédie musicale, savait briller ? Les hommes ont-ils vraiment une préférence pour les blondes ? Les cinéphiles, eux, ont déjà fait leur choix. Délicieux.
Dans le numéro le plus célèbre du film, qui consacra définitivement l’héroïne de Niagara et l’éleva au rang de sex-symbol incontesté, la jeune danseuse de cabaret et chercheuse d’or Lorelei Lee hurle son refus aux hommes qui lui offrent leur cœur. « Les Français aiment mourir d’amour ? Ils aiment se battre en duel ? » Très peu pour elle : car les meilleurs amis d’une fille, ce sont les diamants, qui restent quand l’amour n’est plus, quand les rides ont remplacé les œillades sensuelles. Amoral, Les hommes préfèrent les blondes l’est à plus d’un titre : voici qu’un film hollywoodien, aux dépens de tout romantisme, soutient l’appât du gain, la volonté d’une fille de Little Rock de passer de l’autre côté de la barrière, celle des millions, de Wall Street, et des tiares de princesse inestimables. Car, comme Lorelei Lee, du haut de son intelligence de blonde platine l’explique, reste-t-il du temps pour l’amour quand on s’inquiète trop du manque d’argent ? Et même si son amie Dorothy Shaw, elle, fond plutôt pour les beaux gars sans le sou, on retient surtout du film que Lorelei parvient à ses fins, en épousant son doux et ridicule Esmond, non pour son argent, mais pour… celui de son père.
L’intrigue invraisemblable des Hommes préfèrent les blondes tient en deux lignes : deux amies chanteuses et « gâtées » par la nature embarquent pour Paris. L’une, Lorelei, est fiancée à un héritier. Le père de celui-ci la fait surveiller par un détective, car la jeune femme a tendance à succomber dès qu’elle voit des bijoux scintiller… Les hommes préfèrent les blondes est au prime abord un pur divertissement hollywoodien, avec ce qu’il faut de burlesque (les bruits de dessin animé lorsque Lorelei embrasse son amoureux éperdu), de glamour (Marilyn et Jane Russell en bombes sexuelles) et d’humour satirique, fin et rythmé par des rebondissements loufoques (Jane Russell imitant Marilyn chantant « Diamonds are a girl’s best friend » dans une cour de justice, à moitié nue!). Mais Hawks, qu’on ne pourrait accuser, bien qu’il s’y refusa, de ne pas être un « auteur », n’a que faire d’une comédie ordinaire.
« Si nous ne parvenons pas à récupérer ses photos, nous ne méritons pas le nom de femmes », dit Dorothy à Lorelei, alors qu’elles viennent de comprendre que leur ami Malone est en fait un détective privé engagé par le père d’Esmond, le fiancé de Lorelei. Qu’est-ce donc que le pouvoir féminin, selon Hawks ? Certainement celui de cacher son intelligence derrière des sourires envoûtants… « Faisons-leur croire que nous sommes stupides pour mieux les contrôler », tel est leur credo. Dorothy et Lorelei sont évidemment loin d’être idiotes : ce que les dialogues répètent à foison, et que la caméra de Hawks accentue en faisant des hommes de parfaits crétins, ne pensant jamais avec leur cerveau. Voici Esmond, petit toutou à lunettes, que Lorelei peut convaincre de tout faire : « Monsieur Esmond a parfois beaucoup de mal à me résister », déclare-t-elle dans un sourire de connivence à son amie. Ou Sir Francis Beekman, qui se fait appeler « Piggy » (« petit cochon ») et qui croit dur comme fer qu’une femme comme Marilyn puisse le trouver « moins vieux qu’elle le croyait ». Ou Malone, le détective, condamné à rentrer chez lui en peignoir rose après avoir perdu son pantalon, lestement retiré par les deux jeunes femmes. La gente masculine n’a pas beau jeu dans Les hommes préfèrent les blondes : d’ailleurs, elle n’existe pas hors de la présence féminine. Il faut voir ainsi le groupe d’athlètes préparant les J.O., habillés d’horribles shorts couleur chair, se laisser piétiner ou arracher les cheveux par Dorothy. Seul le jeune Henry Spofford III parvient à tirer son épingle du jeu. Mais il a… 10 ans. Gageons que pour Hawks et ses scénaristes, les autres hommes du film n’en avaient pas beaucoup plus.
Cette satire des rapports hommes/femmes, où les dernières dominent clairement les premiers en tirant parti de leur désir incontrôlable, est agrémentée d’une sensualité exacerbée, où l’érotisme est tant sous-entendu qu’il éclate à chaque scène. Hawks s’attarde sur le corps généreux de ses deux actrices, leurs jambes interminables ou sur leur tour de poitrine souligné par des robes plus moulantes les unes que les autres (et dont les couleurs vives tranchent sur les costumes noirs des hommes, mais accentuent aussi l’absence d’autres femmes). Des deux actrices, c’est évidemment Marilyn qui tire le mieux la couverture à elle. Jane Russell était pourtant la star du film (ce qui fit dire à Marilyn : « Mais c’est moi la blonde »); mais Marilyn fit tant gagner son personnage en envergure, crevant l’écran de sa voix suave (l’actrice étant aussi, on l’oublie souvent, une incroyable chanteuse) et de sa démarche balancée reconnaissable entre toutes, qu’elle parvient à faire oublier la présence de sa co-star, et à ne pas faire mentir le titre du film. Lorsqu’elle étouffe un « Daddy » (« Papa ») à l’adresse de son amoureux, ce n’est plus Lorelei qui parle, mais Marilyn, qui devait se souvenir de ses débuts au cinéma (lorsqu’elle chanta « Everybody needs a Da-da-daddy »), mais aussi de sa propre vie amoureuse. Elle donne alors à son personnage sa sincérité et sa délicatesse d’actrice, consciente que si tout le monde voyait déjà en elle le symbole même de la blonde stupide, il lui revenait de s’en moquer et d’en jouer. La légende voudrait que ce fut l’actrice elle-même qui souffla aux scénaristes une des plus belles répliques du film (« Je peux être intelligente quand il faut, mais la plupart des hommes n’aiment pas ça ») : sans doute la légende a‑t-elle bien une part de vérité.
Alors, Hawks, cinéaste féministe ? Voilà bien un épitaphe qui ferait rire le vieil Howard, même de l’au-delà.