C’est l’un des films qui fit la gloire de Howard Hawks à sa sortie (Gary Cooper y emporta même l’oscar) et l’un des plus mal-aimés aujourd’hui : si patriotisme et moral de bon ton convenait à l’Amérique pré-guerre de 1941, ils paraissent datés au spectateur d’aujourd’hui, qui a du mal à reconnaître le cynisme hawksien auquel il est habitué. Sergent York n’est sans doute pas un des chefs d’œuvre de Hawks, mais le cinéaste y fait pourtant preuve de bien plus de finesse qu’on ne lui accorde généralement…
L’histoire était trop belle pour que le cinéma ne la puisât pas dans la vraie vie. Alvin C. York, jeune chien fou du Tennessee prenant son énergie dans l’alcool, se convertit dare-dare au christianisme pour retrouver le « chemin de Dieu », puis tenta de se poser en objecteur de conscience lorsqu’on voulut l’envoyer faire la guerre aux Allemands en 1917. Croyant dur comme fer au dogme du « Tu ne tueras point », il fut pourtant à l’origine d’un des actes d’héroïsme individuel de la Première Guerre mondiale en abattant vingt-cinq soldats allemands avant de faire prisonniers plus d’une centaine de leurs compatriotes. Décoré jusqu’à ne plus savoir qu’en faire, Alvin York s’en retourna, une fois la guerre finie, vers sa dulcinée et sa terre natale… Vingt ans plus tard, il autorisa les studios d’Hollywood à porter son histoire à l’écran, à condition que Gary Cooper l’interprétât.
Le choix ne pouvait pas être plus judicieux, surtout devant la caméra de Hawks. Car le cinéaste se sert habilement du physique étonnant de l’acteur pour exprimer les contradictions de York : comment ne pas voir dans ce géant surpassant de cinq têtes tous les autres personnages l’expression même de la force brute ? Mais comment ne pas déceler en même temps une faille dans cette façon de s’avancer les bras ballants, le dos un peu voûté, la voix hésitante ? Gary Cooper pouvait incarner les deux faces de Janus : héros viril du film d’aventures (Les Trois Lanciers du Bengale) ou jeune premier transi et maladroit (L’Extravagant Monsieur Deeds, Boule de feu). Dans Sergent York, il est les deux à la fois, ou plutôt, passant de l’un à l’autre.
Cette hésitation se traduit essentiellement dans la mise en valeur du personnage : lorsqu’il se fond dans la masse, adoptant les idées des uns (chrétiens) ou des autres (soldats), York disparaît quasiment de la scène, et même sa haute taille ne parvient pas à en faire un être à part. Mais lorsqu’il décide de prendre son existence en main, notamment dans les grands moments de sa vie (la révélation chrétienne sous l’orage, et la méditation sur la montagne avant le départ à la guerre), York est un vrai héros hawksien : solitaire le plus souvent, individualiste et réfléchi. Le massacre des soldats allemands assimilés à des « dindons » est le résultat d’un lent cheminement individuel, où la pensée de sauver des vies en en ôtant d’autres a remplacé l’interdiction dogmatique. D’un naïf qui se laissait guider par les événements, York est devenu celui qui les provoque. Un passage à l’âge adulte qui ne s’est pas fait sans mal…
On pourrait considérer Sergent York comme un film moralisateur, dictant la nécessité des États-Unis à s’engager dans la nouvelle guerre européenne déclenchée en 1939. Sans doute Howard Hawks, comme bien d’autres à l’époque, en avait-il l’intention et il y a un peu de cela, à la fois dans la conversion un peu rapide de York et dans quelques discours lénifiants. Mais il est judicieux, a posteriori, de voir dans Sergent York une autre dimension, plus hawksienne : car le film est pour moitié construit autour de la « révélation » de York et ses combats intérieurs, sa lente évolution vers une meilleure compréhension de l’homme, et surtout, de lui-même, sans aucune évocation de la guerre. Comme beaucoup de films de Hawks, Sergent York se construit en effet plutôt autour des échanges dialogués (souvent longs) entre les personnages que dans l’action pure, car c’est ainsi que l’individu hawksien se complexifie au fur et à mesure que le film pose de nouvelles questions, sans pour autant leur donner de véritables réponses. Car, pour Hawks, il revient à chacun, comme à York, de trouver sa voie.