77 ans avant les exploits aériens de Poe Dameron (Oscar Isaac) dans Le Réveil de la Force, Geoff Carter (Cary Grant) éveillait déjà les vocations de pilote dans Seuls les anges ont des ailes. Ce joyau égaré dans l’œuvre monumentale d’Howard Hawks surprend encore aujourd’hui par sa modernité, au-delà de l’hommage aux derniers héros de l’aviation, car il comporte de nombreuses facettes : dans un port d’Amérique du Sud, une histoire d’amour entre Bonnie (Jean Arthur), une New-Yorkaise en transit, et Geoff, le chef d’une escadrille d’expatriés, se mêle au quotidien de ces derniers, des messagers chargés de redistribuer par avion le courrier arrivé par la mer, au péril de leur vie. Comédie romantique, film d’aventure, de guerre, anticipant sur la science-fiction, le film souffle des vents contradictoires sur des personnages eux-mêmes désaxés, perdus dans le brouillard. Mais la mise en scène de Hawks n’a besoin que d’un geste pour dissiper les brumes, d’un son pour absorber leur spleen.
Les brumes authentiques
Barranca, le port bananier où se situe l’action, est un lieu fictif mais l’impression de réel y est malgré tout constante. Les plans d’ouverture s’efforcent de plonger le spectateur dans une réalité presque documentaire, de le noyer dans des plans larges autour de Bonnie se mêlant à une foule effervescente. Si le film est parcouru par un frisson d’authenticité, son auteur le laisse néanmoins volontairement macérer dans le brouillard pour préserver une part de mystère. L’esthétique aussi joue sur de savants effets de brume, dissimulant une part des informations.
En revanche la crédibilité des scènes d’action ne souffre d’aucune ambiguïté ; les prises de vues aériennes ont conservé encore aujourd’hui leur impact – l’expérience du réalisateur, pilote de chasse pendant la Première Guerre mondiale, y a sans doute contribué. Dans ce qui pourrait ressembler à une version embrumée de La Patrouille de l’aube, Hawks rend un dernier hommage à une époque héroïque mais révolue, celle des pionniers de l’Aéropostale, les anges Saint-Exupéry, mais aussi Howard Hughes. Davantage que technique, la réussite de ces scènes repose sur la vraisemblance de leur rythme. Un sens de la mesure, de l’équilibre revendiqué par l’auteur.
Guerre cosmique
Après l’issue tragique d’un atterrissage en catastrophe, le film entre dans la tension dès les premières minutes, en quête d’une adrénaline propre aux films de guerre. Sa structure épisodique répond aux mécanismes d’un serial comme les Têtes brûlées, ou comme une mini-série actuelle au casting de luxe ; visionnaire sur les règles narratives (précurseur en matière de twists), le récit anticipe aussi sur un monde au bord de l’explosion, à la veille du second conflit mondial. Comme si un « état d’urgence » était proclamé, Cary Grant s’empare de la narration dans la deuxième partie du film, alors que le spectateur suivait la première dans les yeux de Jean Arthur. En guerre contre les éléments naturels, les pilotes affrontent la tempête, les oiseaux pour assurer la distribution du courrier ; et les drames succèdent aux drames, pour finir oubliés, et bouclant avec l’introduction, dissous dans le quotidien des rires.
« Calling Barranca. » Cet appel radio venu de l’extérieur résonne dans l’aéroport au long de l’aventure comme une sorte de balise narrative, renseignant sur le principal ennemi des aviateurs : le vent. Celui qui détermine les conditions de vie ou de mort souffle aussi de la modernité à travers l’utilisation du hors-champ sonore, en particulier avant la séquence du premier crash : dirigé par radio depuis la base, où Hawks place sa caméra, le pilote va tenter d’atterrir à l’aveugle malgré un épais brouillard ; la voix-off de l’homme invisible, en détresse, rajoute à la tension, comme si elle venait de très loin, dans l’espace. Un vent cosmique s’infiltre, empruntant certains schémas du cinéma de science-fiction. « Calling Houston. »
The Misfits
En plaçant sa caméra à hauteur d’homme, avec la distance imposée par une mise en scène débarrassée de ses artifices, le regard de Hawks sur des personnages à la dérive, broyés par les éléments, lui permet de gagner en intensité dramatique. Ainsi l’aéroport de Barranca regroupe ces parias que la société ou les erreurs du passé ont écartés ; ces âmes perdues noient leur chagrin dans l’alcool ou accumulent les heures de vols, jusqu’à l’épuisement, dans l’espoir d’un contrat plus lucratif. Quand les ressorts de l’intrigue deviennent trop répétitifs, Jules Furthman, (scénariste des Révoltés du Bounty et des plus grands films de Hawks) injecte du passé dans le présent, réveillant les fantômes de Geoff et Kid (Thomas Mitchell), son vieux compagnon de vol : Judy, l’ex-femme de Geoff (Rita Hayworth) est de retour, au bras du responsable de la mort du frère de Kid. Celui-ci devient le paria des parias et peinera durant tout le film pour sa rédemption, tandis que Judy se présente comme le parasite idéal de la romance naissante entre Bonnie et Geoff.
Seuls les anges ont des ailes fait ainsi directement référence à ces pépites cinématographiques, mettant en scène des personnages désaxés, au rebut d’un monde dont ils portent les stigmates, la mélancolie et les paradoxes. Ces figures rappellent bien sûr celles du film de John Huston (The Misfits), ou de Luis Buñuel (La fièvre monte à El Pao) mais aussi les marginaux ivrognes, vieillissants et boiteux de Rio Bravo et El Dorado. Le rapprochement le plus évident demeure enfin celui du Salaire de la peur de Clouzot (et aussi Le Convoi de la peur, son splendide remake par Friedkin), car il est aussi question pour les pilotes de Barranca de transporter de la nitroglycérine. Une série de chefs‑d’œuvre crépusculaires dont le film de Hawks, sorti en 1939, fut en définitive l’initiateur.
Le geste et la parole
Aux drames shakespeariens qui se jouent dans ces ténèbres imaginaires, Hawks oppose une certaine philosophie du rire et du geste. Fer de lance de la screwball comedy (l’année précédente, L’Impossible Monsieur Bébé couronne une décennie de succès), le cinéaste distille également son humour acerbe à travers la romance entre Geoff et Bonnie, poursuivant la logique décalée de l’œuvre, et la vision panoptique du scénario. Le personnage de Bonnie en reste le meilleur exemple : maladroite, anti-glamour (elle vomit), soit le contraire de ce que représente l’incarnation de Rita Hayworth, des défauts qui la rendent cependant plus humaine.
Ces valeurs humanistes libérées des frontières socioculturelles qu’Hawks partage avec Frank Capra se concrétisent dans la parole de Kid – le confident de Bonnie, rôle qu’il reprendra un an plus tard dans Mr Smith au Sénat – mais surtout dans celle de Sparks, un employé latino-américain de l’aéroport, qui sauve in extremis la romance. À l’inverse, le personnage de Geoff, handicapé de la parole, encadre son histoire d’amour avec Bonnie de gestes séducteurs (les allumettes, la pièce truquée) tandis que celle-ci le retient par un geste accidentel (elle jette un revolver qui blesse Geoff à l’épaule, l’empêchant de voler). Des actes freudiens, manqués mais déterminants, qui enfin arbitrent le duel entre Bonnie et Judy. La beauté sensuelle de Rita Hayworth se trouve ainsi désacralisée d’un simple geste (le ridicule avec lequel elle manipule un tire-bouchon), et Jean Arthur remporte la mise chez Hawks, mais pas dans le hors-cadre où le conflit entre les deux stars (Rita Hayworth était alors inconnue) finit par déborder. Dénouement injuste au regard de sa prestation originale en vieille fille de Brooklyn, l’égérie de Capra sera débarquée de la Columbia qui lui préfère sa concurrente, pressentant peut-être la force iconique de ce qu’allait devenir Rita Hayworth.
En dépit d’un happy end tout relatif, Seuls les anges ont des ailes nous parle de la fin d’un monde et s’achève dans la noirceur, comme si les larmes de Cary Grant annonçait le conflit à venir, le plus sanglant de l’histoire humaine. Un pessimisme que le vent emportera.