S’il perd un peu de son influence au milieu des années 1960 face à l’émergence du Nouvel Hollywood, Howard Hawks, fort de ses trente ans de carrière jalonnée de succès, n’est pas pour autant devenu un réalisateur dépassé, à la différence de certains de ses confrères dont la préciosité de la mise en scène n’était plus raccord avec les nouveaux codes esthétiques. Comédie méconnue mais pourtant tonitruante, Le Sport favori de l’homme ne cesse de rejouer la guerre des sexes à la défaveur de la gent masculine, malicieusement humiliée du début à la fin.
Aux côtés d’Alfred Hitchcock, Howard Hawks fut probablement l’un des réalisateurs les plus emblématiques mais aussi les plus énigmatiques des studios hollywoodiens : emblématique, tout d’abord, parce que sa carrière s’est étirée sur près de quatre décennies et lui a permis de se confronter aux différents genres hollywoodiens avec génie et une facilité déconcertante ; énigmatique, aussi, parce que l’homme, réputé bon vivant, refusait l’étiquette d’auteur, s’affichant volontiers comme un habile faiseur en marge de tout discours esthétique. Pourtant, la critique française de l’époque (les Cahiers du cinéma, essentiellement) ne s’est pas laissé berner et a vite compris que le cinéma de Hawks n’était pas banalement efficace mais qu’il portait en lui une patte propre au regard de l’auteur, quelque part entre la distance et l’empathie pour un monde où l’ironie et cynisme font bon ménage. Loin d’un moralisme à la Ford, le réalisateur se nourrissait généralement de la culture et de l’histoire américaine, où se sont côtoyés indistinctement le banditisme, la prohibition, la conquête de l’Ouest ou encore les relations hommes-femmes. Hawks, qui véhiculait à l’envi l’image d’un fumeur de cigares amateur de combats de boxe, a pourtant toujours apporté un soin particulier à ses personnages féminins, sûrement parce qu’il y voyait aussi le reflet de l’évolution – et des contradictions – de la culture américaine. Plus de vingt-cinq ans après son mythique Impossible Monsieur Bébé où Katharine Hepburn jouait les trouble-fêtes, le réalisateur livre avec Le Sport favori de l’homme une très belle synthèse de ses comédies où la femme a toujours pris un malin plaisir à mener l’homme par le bout du nez.
Et pour cela, rien de mieux qu’un homme répondant à tous les stéréotypes de la masculinité (athlétique, viril, indépendant) qui tend le bâton pour se faire battre. Roger Willoughby, auteur fameux d’un livre sur la pêche, se voit contraint par Abigail Page, une jeune publiciste gaffeuse, espiègle et insoumise, de participer à un concours de pêche. Seulement, l’homme n’a jamais tenu une canne de sa vie et répugne à l’idée de devoir toucher un poisson vivant. Employé chez un célèbre fabricant d’accessoires de pêche qui a décidé d’en faire son effigie, notre anti-héros n’a donc pas d’autres choix que de sauver les apparences pour ne pas révéler l’imposture, quitte à s’adjoindre les conseils pas toujours avisés d’Abigail devenue entre-temps complice. Tout au long de ces deux heures (un petit exploit compte-tenu des formats de la comédie), le film va parvenir à maintenir un rythme effréné jusqu’à la dernière scène (hilarante), enchaînant gags et situations totalement incongrues qui ne doivent leur beau succès qu’à cette foi et cette conviction que le réalisateur (et les acteurs) nourrit à l’égard de cette histoire qui, si elle ne tenait pas le pari d’être totalement abracadabrante, serait affreusement banale.
À revoir l’ensemble de la filmographie d’Howard Hawks, on se rend compte que ses personnages féminins ont rarement été la cinquième roue du carrosse (Seuls les anges ont des ailes, Terre des Pharaons, Rio Bravo). Mais à la différence de certains de ses admirables contemporains qui ont fétichisé certaines actrices (Cukor, Hitchcock, Mankiewicz) au point d’en faire un moteur fictionnel en soi, ce qui intéresse Hawks, c’est la cohabitation malaisée des deux sexes autour d’un système de valeurs hypocrite. Cependant, s’il y a confrontation, elle ne se fait pas sous couvert d’un discours social ou politique sur l’émancipation féminine. Au réalisme d’une condition, le réalisateur va préférer l’excès qui fait des étincelles (comme cet hilarant plan qui montre deux locomotives lancées en sens inverse sur les mêmes rails et qui rentrent logiquement en collision). Sans forcément politiser la guerre des sexes (nous ne sommes effectivement pas chez Cukor), Howard Hawks prend surtout un plaisir manifeste à créer des situations cocasses pendant lesquelles l’homme va subir petites et grandes humiliations. Malmené en permanence, attaqué au plus profond de sa virilité, Robert Willoughby devient le jouet malléable de ces dames, un peu comme l’était Cary Grant dans Allez coucher ailleurs !, obligé de se travestir en femme pour pouvoir suivre sa fiancée militaire. Le sous-texte sexuel est évident puisque chaque mise en situation est prétexte à révéler l’impuissance du personnage masculin : bloqué dans un sac de couchage, immobilisé dans un plâtre (qui l’oblige à prendre une posture ridicule), celui auquel Rock Hudson prête ses traits (mais surtout son corps) est à chaque fois piégé par des mises en situation équivoques qu’il n’a nullement cherché à provoquer. Pris pour un amant infidèle à cause d’une cravate ou voyeur malgré lui en raison d’une averse un peu trop prononcée, il n’est jamais moteur des situations libidineuses, il les subit assez piteusement.
En ce sens, Rock Hudson s’impose comme le digne héritier de l’acteur-fétiche de Hawks : le corps athlétique n’est plus un atout, synonyme de pouvoir et de domination, il devient embarrassant, signe de maladresse, obligeant l’homme à se contorsionner pour pouvoir s’adapter aux situations les plus invraisemblables. Évidemment, compte-tenu du thème de l’imposture qui parcourt le film, on est bien tenté de faire un rapprochement avec la propre vie de Rock Hudson, vendu par les Studios des années 1950 comme le séducteur de ces dames, dissimulant pour des raisons stratégiques évidentes son homosexualité auprès du public. Celui qui répondait aux archétypes du gendre idéal (ce que Douglas Sirk a su savamment utilisé dans ses propres mélodrames) était donc lui-même dans une imposture que d’autres comédies des années 1960 (Confidences sur l’oreiller, par exemple) ont su réemployer de manière ingénieuse. Il n’est donc pas étonnant de voir l’acteur prendre un malin plaisir à se laisser balader de scènes en humiliations pour défaire le mythe qu’on avait construit autour de lui. Une petite libération, en somme.