Après le très convaincant L’Ombre des femmes, il faut reconnaitre que L’Amant d’un jour marque une menace d’essoufflement du dispositif Garrel. Si, en opérant constamment par soustraction, Philippe Garrel trouve une certaine grâce dans l’incarnation légère et juste de ces histoires continuelles de désillusions amoureuses, il prend aussi le risque de recroqueviller son cinéma sur le jeu de ses actrices (parfois un peu poussif dans certaines crises de larmes), de neutraliser le cadre et son environnement et de désincarner finalement ses enjeux (hors de tout corps, de tout territoire, de toute politique). De Philippe à Esther, le cinéma Garrel donne l’impression d’un faux naturel qui tourne un peu en boucle. On pourra dire de l’artiste qu’il remet sans cesse l’ouvrage sur le métier. On pourrait aussi y voir un certain bégaiement légèrement autarcique d’un cinéaste nourri de ses propres démons, récités par une voix-off suave et romanesque. Pour autant, le travail interne du film, ses échos, ses effets de construction et de déceptions, s’inscrit dans un échange avec le spectateur qui repose précisément sur cette simplicité.
« J’me suis faite avoir par l’amour »
Jeanne (Esther Garrel), 23 ans, quittée par Mattéo, rentre vivre chez son père Gilles (Éric Caravaca). Elle y fait la connaissance d’Ariane (Louise Chevillotte), la jeune étudiante en philosophie qui a su séduire ce dernier à la faculté où il donne cours. La gravité de Jeanne rencontre la légèreté d’Ariane, ses questionnements naïfs (« papa, c’est quoi être fidèle ? ») s’opposent aux certitudes de la seconde, celles de vivre pour la sensualité, dans l’utopie d’une pure liberté du désir et d’une joie de la conquête amoureuse. Le père, hors jeu dès le départ, est le personnage ironique du film, hors pouvoir, presque hors champ, pourtant touchant. Ce sont les aspirations des jeunes filles, leurs doutes et leur vie, qui font le sujet du film. Un couple résistera-t-il, un autre se reformera-t-il ? Comment chacune vivra-t-elle ses contradictions ? De fait, ça pleure, ça halète, et ça s’écoute beaucoup. Mais, le scénario, au-delà d’une apparente simplicité, ménage en réalité des espaces de non-dits et délivre des informations à contretemps. Le film ne cesse de nous dire, par exemple, que Jeanne a été quittée par Mattéo, alors que ce dernier glisse plus tard qu’elle est partie sur un coup de tête : un autre mensonge de Jeanne, dont le film nous rend complices un peu plus tôt, aurait dû nous inviter à reconsidérer nos acquis.
Pis, la scène inaugurale, d’une grande sensualité, nous fait croire à un moment d’amour pur et direct (les « oh mon dieu » prononcés dans un souffle court par Ariane). Plus tard, le même cadrage sur le visage d’Ariane, avec un autre homme, nous invite à reconsidérer, en un instant, ce que ce que l’on a pris pour unique. Comme Gilles, qui, plus tard, assiste à la tromperie de son amante, le spectateur ressent une certaine déception, le sentiment d’avoir, lui aussi, été trompé dans sa compréhension de chacun. Et le film de tisser ainsi un réseau d’échos intérieurs qui subliment des situations d’une certaine banalité. Dès lors, c’est l’ensemble du système d’interprétation du film qui peut être questionné, et le doute, ferment de la jalousie et de la douleur amoureuse, se répand à l’échelle du film.
Esthétique du lieu commun
On peut difficilement dire de Philippe Garrel qu’il renouvelle les formes de son cinéma. Inscrit dans un territoire bien connu, celui des rues parisiennes, du garni défraichi et des cafés dits « populaires » (mais du centre de Paris), dans un noir et blanc classique et délicat, sous une musique atone de Jean-Louis Aubert, Garrel joue la partition d’une esthétique normcore nouvelle vague (dont on remarque l’artificialité, au générique, lors des remerciements à American Apparel, Agnès b. et Comme des Garçons).
Pour autant, au fond de cette esthétique du lieu commun (banalité des noms propres – Jeanne, Ariane‑, anonymat des lieux sans noms — « l’université », « le café », « le métro ») se dégage une certaine beauté, celle de l’universalité. Comme si, en retirant toutes les aspérités de son film, en se concentrant sur la substantifique moelle de la complexité, de la fugacité et de la volatilité du sentiment amoureux, Philippe Garrel parvenait à nous faire oublier cette attention bourgeoise-bohème aux aléas du moi et touchait à une certaine radicalité vitale. Et, par sa subtile alchimie, L’Amant d’un jour de continuer à vivre longtemps après la fin du générique.