Le dernier film de Philippe Garrel, trois ans après La Frontière de l’aube, est zébré de beautés fulgurantes. C’est indéniable. On en ressort pourtant avec une drôle d’impression. La crainte que quelque chose se soit perdu en chemin. L’impression que le film bégaie, que Garrel fait du surplace. Qu’il se film-du-milieu-ise. Qu’Un été brûlant ressemble un peu par-ci à du Godard sixties (Le Mépris), un peu par-là au dernier Doillon (Le Mariage à trois), un peu au cinéma-français-artistique-d’auteur, et un peu moins à du Garrel pur jus. Un peu. Un tout petit peu. Peut-être même pas assez pour en faire un fromage.
Premier de ses films en couleur depuis dix ans – depuis Le Vent de la nuit en 1999 –, Un été brûlant semble marquer une étape dans l’œuvre récente de Philippe Garrel. Entre l’apogée de cette décennie, atteinte en 2004 avec Les Amants réguliers (Lion d’or, rappelons-le), et ce petit dernier signant son retour en Compétition officielle, deux belles scènes de danse, presque identiques – répondant en tout cas au même principe esthétique (plan séquence fixe balayé sur fond de musique rock) – se répondent, tout en accusant la distance qui les sépare. Dans la première, merveilleuse, les enfants de Mai 68 exprimaient, par les mouvements de leurs corps adolescents, quelque chose des aspirations collectives de la jeunesse ainsi que, déjà, les signes d’une dislocation à venir. Dans la seconde, où une femme pulpeuse et spleenétique se trémousse avec un jeune homme sous le regard de son mari, quelque chose a changé. La perspective s’est resserrée, la portée s’est restreinte et la tristesse a encore gagné du terrain.
C’est bien normal, ceci dit, puisque après tout, le film raconte, sous couvert d’amitié et d’amours mêlés, la mort de l’Ami. Une mort lente, à petit feux, inscrite en germe dans la relation qui lie Paul, communiste militant et figurant sur des tournages (Jérôme Robart), à Frédéric, peintre rentier (Louis Garrel) vivant à Rome. Mais le film décrit également la cohabitation, chez Frédéric, des deux couples antithétiques qu’ils forment avec deux actrices, une Française débutante (Céline Sallette) et une Italienne confirmée (Monica Bellucci). Un couple riche et un couple pauvre. Un couple voué au délitement (sexe, drogue et prises de bec), et l’autre à la natalité. On voit que beaucoup des motifs garréliens étaient en place, gonflés d’atrabile dans leur ciel d’astres noirs où survivent, par endroits, des plages d’amour irradiant. D’où vient, alors, que la mayonnaise ne prend pas, et que ce sec Été brûlant émeut finalement assez peu ? Certainement pas de l’écriture de Garrel, toujours aussi lumineuse, aussi magnétique, aussi plastiquement puissante (les larges à‑plats de couleur), porteuse de quelques fulgurances sublimes (la scène de danse, l’apparition fantomatique de Maurice Garrel, la naissance de l’enfant) et de mots imparables (de mémoire : « Il jeta religieusement sa Bible à la poubelle »).
Il y a, à cela, plusieurs raisons, mais toutes tiennent à l’épuisement de figures qui, après dix ans, ont peut-être trouvé là leur point-limite. Avant que le film n’entre dans sa dernière phase – qui le repêche largement –, l’écheveau de sentiments dans lequel il nous plonge s’apparente moins à l’amour qu’au caprice. Or, il n’est rien de plus énervant que le spectacle du caprice, volonté faiblarde, quand il n’est pas dominé par une fable plus vaste. Les personnages s’en trouvent lourdement chargés, et, comme Garrel les prend de court – tels des entités déjà constituées au moment où le film commence – réduits à de simples atomes désirants. Comme si, en somme, il n’avait pas besoin de nous les présenter ; comme s’il s’adressait plus à ses créatures qu’à son public. D’où cette étrange impression d’être convié à une oraison funèbre dont nous ne connaîtrions pas le destinataire, ou de tomber sur une correspondance qui ne nous concernerait pas. Certes, l’intimité du cinéaste a toujours beaucoup nourri ses films, mais rarement a‑t-il si peu senti le besoin de construire une place à son spectateur. Un été brûlant, à l’image de sa scène de danse, donne l’impression d’un bégaiement, d’un sur-place, d’une réitération de figures et de sentiments désormais dévitalisés. Tout comme le caprice ressemble à une dévitalisation, à un bégaiement de la volonté amoureuse.