Avec La Cicatrice intérieure et Liberté, la nuit, ce coffret DVD édité par Why Not Productions nous permet d’aborder une partie plus ancienne de l’œuvre de Garrel. Si Liberté, la nuit marque le retour de ce cinéaste à une forme de récit plus traditionnelle, un film comme La Cicatrice intérieure offre un exemple magistral de ce que furent les années durant lesquelles Garrel collabora avec la chanteuse Nico. Il s’agit d’être précautionneux avec ce genre de terme, mais dans ce cas précis n’hésitons pas à dire qu’il s’agit de deux chefs d’œuvre qui font de ce coffret une des sorties DVD majeures de cette fin d’année.
Un continent oublié
Avec le Garrel ancien, où en sommes-nous ? Une partie de son œuvre reste difficile à voir, à explorer si l’on n’est pas un parisien guettant les programmes des salles obscures. Si l’éditeur Re:Voir a sorti il y a des années Le Révélateur et Le Lit de la vierge, tous deux datant de la fin des années 1960, un trou de plus de dix ans existe dans la publication DVD de cette œuvre. Après Le Lit de la vierge, sorti en 1969, nous passons directement à Elle a passé tant d’heures sous les sunlights, film de 1985. Pourtant, c’est dans les années 1970 que le cinéma de Garrel se radicalisera le plus, et suivra une voie unique, loin des circuits commerciaux, loin des formats classiques d’exploitation et des façons de faire traditionnelles. Mais cette époque marque surtout une période de collaboration avec celle qui fut sa compagne, la chanteuse allemande Crista Paffgen, plus connue sous le nom de Nico. Cette collaboration, dans un film comme La Cicatrice intérieure, est double, puisqu’en plus d’avoir assuré la composition et l’interprétation de la totalité de la bande son, Nico incarne le rôle central du film, celui de la femme. La présence de cette personnalité hors du commun va profondément marquer le cinéma de Garrel, et ce à un point tel que des années après leur rupture, son ombre continue de flotter sur une grande partie de ses films. Depuis son retour à une forme de récit traditionnel il y a maintenant trente ans, ce cinéaste reste obsédé par cette période de sa vie et par sa relation avec Nico. Il serait facile de prendre chacun de ces films, et d’identifier ce qui se rapporte à son histoire passée, à la relation qu’il noua avec la chanteuse.
La difficulté à voir ces films, et découvrir ce que fut cette période légendaire, mythique, a bien évidemment contribué à l’élaboration d’une forme d’aura entourant de son mystère toute cette partie de l’œuvre de Garrel. Ce cinéma hors des circuits était un cinéma fait sur le vif, sans véritable scénario, à des années lumière de la construction classique : une caméra, des proches dans le casting, une audace et surtout l’idée que seul l’Art peut sauver du désespoir le plus total, peut permettre de surnager dans un monde infâme. Ces films sont comme des bouteilles jetées à la mer, des copies abîmées belles comme des cahiers de poésie jaunis par le temps, une histoire révolue dont la trace laissée sur la pellicule se projetait de façon épisodique dans quelques endroits obscurs et secrets. Si nous avions mauvais esprit, nous en voudrions presque à Garrel et à l’éditeur d’avoir permis à un film tel que La Cicatrice intérieure d’être présent l’air de rien dans les rayons de notre boutique DVD préférée.
Avançons vers l’origine.
La Cicatrice intérieure est une des plus grandes œuvres sur l’après 1968. Car que faire après les événements de mai ? Quand il apparaît impossible de rentrer dans le rang, la question qui se pose alors est celle de la forme que l’on va donner à la lutte que l’on souhaite poursuivre. Pour beaucoup, cela aura été la radicalisation politique, un extrémisme pouvant parfois conduire à des actes qualifiés par les autorités en place de terroriste. L’échec de 1968 constitue pour Garrel une étape cruciale, un moment charnière qui anéantit tout, une apocalypse à partir de laquelle il faut tout repenser depuis le départ. Car comment vivre avec le sentiment que le grand moment politique de sa génération est derrière vous ? Si le discours politique présent dans ses films peut prêter à sourire et sembler naïf ou simpliste, c’est que le mot de révolution a une connotation quasi mystique. Il y a une attente, comparable à celle du messie, même s’il n’est ici jamais question d’homme providentiel. Dans Un été brûlant, son dernier film, la façon qu’a l’un des personnages de parler de son engagement montre bien que l’espoir d’un chamboulement social est quelque chose sans lequel il ne pourrait accepter de vivre. Cet espoir dans un après est une chose à laquelle il s’accroche. Il ne peut concevoir de vivre sans cette croyance. La révolution est une promesse.
L’après 1968 a été pour Garrel non pas une période pour repenser la politique en tant que telle, mais pour repenser son art, repartir à zéro, revenir à Lumière. Cette quête à reculons, vers l’âge primitif du cinéma, correspond chez lui à un désir de retour à une humanité première, originelle. La révolution chez Garrel est plus proche du romantisme que du XVIIIe siècle. Elle ne réside pas dans le fait d’avancer et de croire dans la religion du progrès, mais consiste plutôt à renouer avec une réalité supérieure, et à rétablir un lien entre l’homme et la terre, entre l’homme et les éléments. Il y a le désir de renouer avec une tradition enfouie, là où une certaine idéologie de gauche considère que l’éducation, le progrès et les connaissances scientifiques libéreront l’homme en le détachant des croyances et des mythes. Ce cinéma est loin de penser que la déesse Raison fera de nous des êtres évolués à même de rejeter de tout ce qui peut se rattacher à un temps ancien considéré par elle comme arriéré, obscurantiste. Garrel, tout révolutionnaire qu’il est, est loin d’une critique marxiste qui à l’époque rejette les théories d’André Bazin et remet au goût du jour Brecht et les textes d’Eisenstein sur le montage. La vérité pour ces critiques ne réside pas dans l’observation brute du réelle, mais dans la construction et la déconstruction par le montage d’un discours dialectique. Là où Garrel reste malgré tout fidèle au bazinisme, à l’idée rossellinienne de la vérité révélée du monde.
Avec La Cicatrice intérieure, l’humanité repart à zéro. Les décors sont ceux d’un désert de glace, de sable, de rochers, de plaines vertes. Un monde d’avant la civilisation est face à nous. Une terre aride et vierge sur laquelle il faudra tout reprendre. Dans ce monde, ne vivent que des concepts premiers : la femme, l’homme et l’enfant. Des chevaliers inquiétants cernés par des arcs de feux, des bergers venus du lointain, des objets et des gestes servant à des rituels premiers, sortis d’entre les âges… Ici, l’homme, à bout de souffle et d’espoir, délaisse la femme à qui il reviendra d’enfanter l’humanité nouvelle. Un porteur de feu, seul, nu, se doit de transmettre une flamme sacrée à partir de laquelle renaîtra le monde… Et la caméra, présente, sans artifice, est posée là. Elle cadre ou accompagne les différentes marches solitaires dans des étendues sans fin. L’harmonium, qui est le cœur des instrumentations musicales composées par Nico, ponctue ces marches de ses mélodies répétitives, tournant sur elle même. L’harmonium va de paire avec les décors : sorte de monolithe mélodique sans fin ponctué de fines nuances. Il dépose comme un voile sur l’image, la teinte. Et bien sûr, il y a la voix de Nico, résonnant comme jamais dans l’immensité désertique des images, à la fois fragile comme du cristal et forte comme les éléments telluriques.
Dépouillement du regard
Avec Liberté, la nuit, tourné en 1983, Garrel revient donc à une forme de cinéma plus traditionnelle. Pourtant, le scénario est réduit à son plus simple squelette. Comme si au fond Garrel rechignait à développer, à nuancer. Comme si pour lui, l’évidence et la beauté de toute vie se résumaient en quelques étapes : l’amour, la rupture, la politique, l’engagement et le désir d’agir sur le milieu dans lequel on se trouve. Voici des thèmes à partir desquels on peut construire une histoire, mettre en jeu des problématiques. Mais ce cinéaste, en primitif qu’il est, n’oublie jamais que la caméra est avant tout un instrument pour regarder les êtres, le monde, les paysages et les femmes aimées. Il ne cherche pas à produire un discours clair, à faire de ses films des sujets de société. Le regard prime avant tout. Les personnages qu’il filme, qu’il prend le temps de regarder sans forcément leur imposer un rôle précis, baignent dans la lumière, dans le noir et blanc, flottent et semblent se dissoudre. La sensibilité du regard que l’on porte sur autrui est une forme d’humanisme, une façon de laisser à chacun le mystère qui lui est propre. Ce cinéaste ne va pas chercher à mettre en avant des personnages qui ne soient que des pièces dans la construction d’un discours général englobant et niant l’individu. Et sur cet aspect le film est d’une beauté à couper le souffle. Rarement a‑t-on vu régner à ce point une telle fragilité, une telle pureté et une telle douceur. Le noir et blanc, la musique, les différents effets d’images, de surexposition… Sorti d’une période que l’on pourrait qualifier d’expérimentale, Garrel n’a pourtant rien perdu de ce qui constitue la force de son regard. Celui qu’il porte sur Christine Boisson crée un immense moment de cinéma. Toute transparence disparaît, toute excuse romanesque s’envole. Le personnage qu’est censée incarner l’actrice passe au second plan. Le regard du cinéaste, dans la façon qu’il a de dévorer ce visage et ce corps, apparaît comme un des protagonistes majeurs du film. Les portraits cinématographiques de l’actrice qu’il réalise laisse clairement transparaître sa présence derrière la caméra, en hors-champ.
L’édition DVD, même si elle est dénuée de bonus, offre des copies restaurées de bonne qualité. Mais même sans cela, pouvoir accéder à ces films est un acte aujourd’hui vital. Espérons alors que cette édition ne soit qu’une première étape. Le cinéma de Garrel des années 1970, sa collaboration avec Nico, ne doivent pas rester à ce point cachés. La passion, le désespoir, la poésie et la violence que ces œuvres communiquent sont aujourd’hui plus que nécessaires.