Poursuivant son remarquable travail de publication des œuvres de Philippe Garrel, Re:Voir édite trois films inédits du cinéaste : son premier court-métrage, Les Enfants désaccordés (1964), son premier long, Marie pour mémoire (1967), et le « film perdu » du cinéaste, Actua 1, court-métrage politique réalisé en mai 1968 et retrouvé en 2014. Ces œuvres de jeunesse ont été tournées par Garrel entre ses 16 et 20 ans, et permettent de retracer, chose rare pour un cinéaste, le passage entre l’adolescence et l’âge adulte de son auteur. Ce n’est pas lui faire injure que de qualifier Les Enfants désaccordés et Marie pour mémoire de « brouillons » de jeunesse, en raison même de leurs conditions de création : films fauchés tournés grâce à des chutes de pellicule, sans scénario établi, largement improvisés en quelques jours, se construisant au fur et à mesure du tournage et du montage. Marie pour mémoire se termine de manière abrupte par un long plan fixe montrant l’héroïne (Zouzou) apprendre des langues étrangères avec des enfants, sans qu’aucune indication ne vienne signifier la clôture du film comme s’il était destiné à rester inachevé faute de pellicule pour tourner la suite. Là où s’affirme déjà la maîtrise formelle de Garrel, à travers la composition des plans, la beauté du cadrage, la gestion de la lumière et du noir et blanc, surgissent aussi des formes plus déliées et instables, qui déconstruisent les tentatives de discours politique, brouillent les symboles, introduisent des glissements de sens poétiques, et font preuve d’un ludisme à la fois sérieux et désespéré. Ces films (excepté Actua 1) sont aussi ceux d’un adolescent qui fait du cinéma avec son père, Maurice Garrel, acteur prolifique qui, tout en le conseillant, se laisse diriger par son fils avec une certaine jubilation dans ces essais en marge de l’industrie.
Confusion
Marie pour mémoire est un patchwork de scènes hétéroclites, où Maurice Garrel change subitement de rôle, jouant d’abord un chauffeur de taxi philosophe, puis une sorte d’agent inquisiteur ressemblant furieusement au Dr Folamour, et où pêle-mêle se mélangent et se renversent librement les références situationnistes et bibliques. La gestuelle hiératique, qui témoigne des influences picturales de Garrel, est déréglée par des gestes moins ordonnés, symptômes d’une angoisse qui mène les personnages au bord de la folie. Cette confusion des sens traduit les maux d’une jeune génération qui vit dans une sorte de non-lieu, entre la marge et le foyer familial, entre l’âge adulte et l’enfance, entre l’ennui et la folie, entre la grisaille quotidienne et le rêve, entre Marx et Coca-Cola, et entre le plan fixe et le travelling. Garrel filme les personnages dans leur rapport au cadre, le plus souvent statique lorsqu’il met en scène l’autorité, l’enfermement, l’aliénation, ou la prostration des corps dans des intérieurs confinés. La caméra s’anime et tremble magnifiquement dans les séquences de rêve ou de folie, par exemple lorsque Marie et Jésus dansent dans une église en ruine (les adolescents du court-métrage de 1964 dansent aussi et font danser la caméra). La mise en scène n’obéit néanmoins à aucune forme de programme dialectique ou de discours systématique : les espaces que l’on croyait clos s’ouvrent soudainement vers des horizons inattendus, les travellings que l’on croyait libérés forment des boucles qui se referment sur elles-mêmes.
Fils directeurs
L’adjectif désaccordé est un mot qui, comme une sorte de fil directeur, définit l’esthétique de la période adolescente de Garrel, et de manière prophétique, dessine ce que sera le cinéma de l’après Nouvelle Vague. Dans les trois films de ce DVD, les problèmes de raccords dans le montage, les attitudes désaccordées des personnages, qui traduisent leur mal à vivre dans les cadres de la société, et le désaccord avec ceux qui incarnent l’autorité (la fugue des adolescents dans le court métrage de 64, la geste révolutionnaire dans Actua 1), produisent des formes esthétiques nouvelles qui fédèrent tout un groupe de jeunes cinéastes autour de Garrel (le groupe Zanzibar, créé après mai 68) et suscitent l’admiration de Godard. Cette tentative de cinéma, à la fois pleine de vitalité et de mélancolie, évoque aussi bien l’héritage de la Nouvelle Vague (tout en parodiant le cinéma-vérité, Les Enfants désaccordés fait penser à Truffaut), la période underground de l’après Mai 68 et le retour à la narration que Garrel opère à la fin des années soixante-dix. Loin de constituer une période isolée dans sa carrière, ses premiers films le hantent tout au long de sa filmographie. Tandis que le souvenir des Enfants désaccordés et Marie pour mémoire ressurgit dix ans plus tard dans L’Enfant secret (1979), Garrel reconstitue dans Les Amants réguliers (2005) les images d’Actua 1, qu’il croyait perdues à jamais, refilmant de mémoire les plans de manifestation dans les rues de Paris, et les travellings qui montrent de manière saisissante la police au travail dans une capitale en ébullition. Accompagné d’un copieux livret, ce DVD rend visible dans des copies de très bonne qualité des films fantômes qui ont été longtemps invisibles et dont on pouvait seulement entrevoir la trace dans les œuvres ultérieures de leur auteur.