Retour sur la filmographie de Philippe Garrel à l’occasion de la rétrospective que lui consacre le festival Théâtres au Cinéma qui se tient au Magic de Bobigny du 3 au 14 avril 2013.
Lumière : le maître de la secte
Nous sommes au milieu des années 1960. La Nouvelle Vague a réussi avec brio à exposer au monde entier ce que Rossellini lui avait par ailleurs déjà enseigné, à savoir qu’il était possible de faire du cinéma autrement, de produire des films différemment. L’individu, le metteur en scène, n’est pas forcément noyé dans un système, dans une industrie qui lui impose sans vergogne des trucs et des machins qui pourraient être autant de parasites et d’embûches entre son désir de film et le film lui-même. Un film peut dorénavant se faire de façon beaucoup plus rapide qu’auparavant. Ainsi, le laps de temps existant entre le moment où le cinéaste éprouve le désir de montrer certaines choses et le moment où il tourne pour la première fois la manivelle de la caméra s’avère être de plus en plus en court. Le cinéaste peut enregistrer sa pulsation, l’électrocardiogramme de son désir.
Parce qu’il n’est plus nécessairement immergé dans un système, le réalisateur peut alors bénéficier d’un pouvoir, d’un contrôle plus important sur son film. Il a moins besoin de tergiverser. La toile est face à lui, il est face à la toile, et de par un geste il peut tracer un signe. Ainsi, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, va éclore une génération de cinéastes qui va réaliser des films fauchés, dans l’urgence, mettant en avant leur personne, leur vie, un « je » qui n’a plus besoin de se dissimuler. Chantal Akerman, Jean Eustache et Philippe Garrel, en arrivant un peu après la Nouvelle Vague, vont radicaliser encore un peu plus les innovations apportées par leurs aînés, exposant de façon directe dans leurs films ce qu’était leur vie, leur intimité. Il y a dans ces œuvres quelque-chose de discret, de caché, quelque-chose qui se découvre, qui se murmure ; un rapport à l’intime inédit.
Bien sûr, il serait faux de croire que les films de Nicholas Ray réalisés dans le système hollywoodien sont totalement vidés de ce qui constituait l’intimité de la personne de Nicholas Ray. Tout comme il serait faux de croire qu’il était aisé pour ces cinéastes de l’ « après Nouvelle Vague » de réunir les capitaux nécessaires en vue de monter leurs projets. Mais il est certain que cette génération a été la première à faire des films radicaux, formellement novateurs et en marge du reste de l’industrie. Des films beaux, poétiques, désespérés. À cette radicalité formelle s’ajoute deux autres noms, ceux de Duras et de Straub ; alors que bien qu’appartenant à la même génération que Garrel, des cinéastes comme Téchiné, Doillon et Jacquot opteront pour une voie plus classique.
Ces réalisateurs, considérés par certains comme des avant-gardistes, comme des cinéastes expérimentaux, se révèlent plutôt être des primitifs. Ce qui pouvait à l’époque sembler révolutionnaire et novateur pour le peu de public qui se déplaçait voir ces films, était en fait une sorte de retour en arrière, une interrogation constante sur la nature du cinéma, de la caméra, un questionnement sur les racines d’avant l’industrie cinématographique, d’avant le scénario ; un questionnement qui renvoyait à Lumière. L’impression provoquée par l’image qui bouge, le sentiment premier que suscite en nous l’enregistrement mécanique provoqué par la caméra, suscite des interrogations chez des cinéastes évoluant en marge des circuits commerciaux traditionnels. Avec son dandysme provocateur, Jean Eustache considérera que ce qui fait de lui un révolutionnaire réside non pas dans le fait qu’il fasse de grands pas en avant en accompagnant l’évolution technique de cet art, mais bien de grands pas en arrière. Révolutionnaire parce que refusant la surenchère spectaculaire, la complexité d’un art dont les innovations techniques ont conduit à noyer l’essentiel au milieu d’un attirail et des multiples spécialisations que nécessitent les différents rouages de cette grande machinerie.
S’emparer de l’outil créé par Lumière et le ramener à sa fonction première, c’est-à-dire le considérer comme un outil quasi domestique, familier, et rejeter alors tout ce qui fait que l’on considère le cinéma comme une technique ou, pire encore, un métier. La caméra n’a pas à être ce truc aussi complexe que la mise en orbite d’un satellite, mais bien un instrument à taille humaine, proche du cinéaste, à portée de main et donc à même de retranscrire au plus près ce qui vit autour de lui, ce qui constitue sa vie. Nous ne sommes pas dans l’optique de l’écrivain retranscrivant dans le carnet glissé dans sa poche les impressions fugaces qui lui traversent l’esprit, mais il s’agit pourtant de s’en rapprocher.
Car pour Garrel, à ses débuts, un film n’a pas à subir une gestation trop importante. Il se fait avec des copains, et même la famille (Maurice Garrel est présent dès les premiers films de son fils), sans véritable scénario, avec quelques idées directrices, une innocence non feinte, une poésie véritable, et une inventivité formelle véritablement hallucinante pour un cinéaste n’ayant que vingt ans. Comme le racontera Zouzou, égérie de ses premiers films, Garrel était du genre à débarquer à l’improviste et à exiger d’elle de venir sur le champs participer au film qu’il s’apprêtait à tourner. En embarquant avec lui des connaissances, des amis, plutôt que de réaliser un casting afin de trouver la personne correspondant au personnage que le scénario a défini, le cinéaste manifeste son désir de capter quelque-chose des corps, des visages et des attitudes de ceux qui se trouvent autour de lui. Cet intérêt dissimulé sous un mince vernis scénaristique sera par la suite mis à nu dans des films comme Les Hautes Solitudes et Le Bleu des origines. Avec ses deux films, il réalise des portraits de femmes (Nico, Jean Seberg, Tina Aumont, Zouzou) dans un noir et blanc fantomatique, et ce sans le moindre son. Sans histoire, sans dialogue, Garrel se contente de scruter ces corps, ces visages, les faisant apparaître dans toute leur beauté et, surtout, dans tout leur mystère.
L’âge de raison ?
Il serait idiot de penser tomber dans le domaine du « people » en disant que le fantôme qui hante le cinéma de Garrel est celui d’une femme. Philippe Garrel a vécu dans les années 1970 avec la chanteuse – ex-mannequin et ex-actrice – Nico. Pour tout amateur de musique, Nico reste une des figures les plus fascinantes du XXe siècle. D’abord simple interprète, elle décide sur les conseils de Jim Morrison d’écrire elle-même des chansons, et réalise alors une poignée d’albums qui formeront une œuvre unique, d’une intensité tragique et émotionnelle à nul égal, avant de décéder accidentellement en 1988. Sa beauté et sa vie tumultueuse ont contribué à élever cette grande figure allemande au rang de mythe. C’est à partir du Lit de la vierge qu’elle commence sa collaboration avec Garrel, fournissant une bande son s’accordant sublimement avec les images du cinéaste, et promenant son charisme hors du commun en apparaissant à plusieurs reprises dans ses films. Les deux artistes s’éloignent l’un de l’autre vers la fin des années 1970. À partir de là, Garrel revient à un cinéma plus traditionnel.
Pourtant, cette figure, encore aujourd’hui, hante son cinéma. Il serait facile de prendre chaque film réalisé depuis et d’extraire tous les personnages, quelque soit leurs prénoms, plus ou moins inspirés par Nico. Ces films, à partir de là, donnent l’impression de mettre en scène un temps d’après l’apocalypse, un temps d’après le déluge. Les personnages masculins sont hantés par le fantôme d’une femme aimée jadis. Il leur est alors difficile de refaire leur vie, de véritablement se projeter dans l’avenir. Garrel tentera de mettre en scène cette histoire d’amour de plusieurs façons, plus ou moins directement. Dans J’entends plus la guitare, il confie à une actrice un rôle inspiré par Nico. Mais dans plusieurs films, l’idée de l’incarnation cinématographique par une comédienne d’une femme ayant compté dans la vie du cinéaste s’avère être un problème plus que complexe. Dans Elle a passé tant d’heures sous les sunlights, Garrel réalise un film morcelé, avorté, se composant de fragments mis bout à bout. Ce film est révélateur de sa pratique cinématographique et des dilemmes inhérents à son projet, à savoir faire de simples images ou raconter une histoire s’inspirant de sa vie, c’est-à-dire écrire un script et confier à d’autres la tâche d’incarner des hommes et des femmes ayant existé. Dans ce film, c’est à Anne Wiazemsky que revient la tâche d’interpréter le personnage de Christa (Nico s’appelait en fait Christa Päffgen). Mais le rôle de l’actrice dans le film est double : d’un côté elle jouera quelques scènes en tentant de se fondre dans son personnage, de l’autre elle discutera avec Garrel lui-même de son rôle, de la femme qu’elle est censée incarner.
Dans Sauvage innocence, un jeune metteur en scène tente de réaliser un film racontant la vie d’une femme qu’il a aimée et qui est décédée d’une overdose. Il confie le rôle de cette femme à une actrice qu’il vient de rencontrer et avec qui il vit une relation amoureuse. Constatant le trouble qu’éprouve le cinéaste à faire vivre face à la caméra un personnage directement inspiré par un amour passé, la jeune comédienne ne peut alors que s’interroger sur son incarnation, et sur les différentes façons d’interpréter son rôle en vue de satisfaire son amant. Diverses circonstances feront que cette femme tombera dans l’héroïne et, à l’instar de celle qu’elle était censée incarner, en mourra. En un sens, toute tentative de substituer à l’original la copie se révèle impossible et équivaut à un suicide. Toute envie de sortir d’une idée primitive du cinéma afin d’écrire un script, de créer des personnages et des dialogues, ne se fait pas sans problèmes et sans dommages collatéraux.
L’image de la femme interprétée par Brigitte Sy dans plusieurs films, est l’image de celle qui vient après le grand amour tragique, et qui offre une sorte de calme après la tempête. Elle est à la fois la mère et la maîtresse, celle qui assure un semblant de confort matériel et, surtout, celle qui met au monde l’enfant. Dans La Frontière de l’aube, après le suicide du personnage interprété par Laura Smet, Louis Garrel rencontre celle qui va lui donner un enfant et avec qui il va projeter de se marier. Alors que tout semble aller pour le mieux dans la vie de cet homme, plusieurs craintes l’assaillent. Tout d’abord, les apparitions fantomatiques de l’amour disparu, mais aussi la peur de constater que la vie s’offrant à lui ne sera somme toute qu’une existence bourgeoise, ou comme il est dit par l’un des personnages : « le bonheur bourgeois » . Avec scénaristes et dialoguistes, Garrel, depuis quelques années, devient d’une certaine façon plus présentable. Lui-même confiait dans une interview qu’avec ce revirement, il finissait par trahir ce que tout le monde trahit un jour ou l’autre : sa jeunesse. Le cinéma primitif serait un cinéma à fleur de peau, sur la brèche, un cinéma de poète guettant le jaillissement. La fiction organisée autour d’une trame scénaristique classique serait une version bourgeoise du cinéma. La substitution d’une femme par une autre a conduit à un changement de vie, et à la substitution d’un cinéma primitif par un cinéma de fiction.
Fantômes obsessionnels
Il serait faux de penser que le désir d’un retour à Lumière est un désir de retour à la théorie de Bazin. Certes, Bazin condamne les innovations techniques trop importantes, considérant que le cinéma n’est jamais aussi fort poétiquement que quand il se contente de saisir le réel face à lui. Tout ce qui pourrait tordre le réel, ou le morceler – comme le montage –, est non pas condamné, mais suspecté de troubler cette quête de vérité cachée des choses que le cinéma révèlerait. Mais, même si Bazin, en érigeant cette idée, semble renvoyer à Lumière, il considère pourtant que l’appareil crée par l’industriel lyonnais n’était somme toute qu’un prototype. Car il manquait à la caméra, afin de réaliser la mission qui lui était confiée, les moyens d’intégrer la couleur et le son, et ce en vue de se retrouver en totale osmose avec ce qui est. Néanmoins, si Garrel marche au plan, laissant souvent au montage la fonction de mettre bout à bout, quelque-chose l’éloigne pourtant de l’ontologie bazinienne. Certes il y a chez le cinéaste une attitude foncièrement réaliste, un désir de filmer ce qui est, de rendre compte par des images d’un certain état des choses. Mais là n’est pas que la fonction. Cet intérêt pour la forme primitive du cinéma n’est que le reflet du trouble d’un homme vis-à-vis de ce qui est. Car ce qui entre autre l’intéresse, ce sont les imperfections, les accidents chimiques, tout ce qui tendrait à s’intercaler entre le motif et lui, à le parasiter.
Le noir et blanc n’est pas le réel, mais bien la trace fantomatique du réel. Le cinéma de Garrel manifeste le désir de conserver ce qui est, tout en ne pouvant que constater l’échec d’une telle idée. Le silence assourdissant des Hautes Solitudes et du Bleu des origines accompagne des images parfois floues, surexposées, et qui par un processus maudit tendraient à disparaître. Voulant réaliser des portraits de femmes, Garrel se trouve face à des visages qui semblent se volatiliser. Ce qui est censé être proche de lui s’avère pourtant insaisissable. Cette trace qui tendrait à conserver un fragment du temps, à figer pour l’éternité ceux qui ont vécu, se révèle être fuyante. Plus nous regardons ces visages, plus ils semblent s’éloigner de nous, et le processus cinématographique censé les retenir échoue. Ne reste alors que la mémoire, l’obsession du passé.
Capter ce qui est, ceux et celles qui nous entourent, mais toujours de façon à ce que l’impression laissée par ces femmes et ces hommes soit celle de l’insaisissable, de la fugacité, de la disparition. Comme si déjà au moment de filmer, Garrel sentait que le présent face à lui ne pouvait être saisi, que les personnes les plus chers ne sont là qu’un trop court instant, que l’image projetée par la suite ne guérira rien, ne fera rien d’autre que de procurer un profond sentiment de mélancolie, et se révèlera incapable de tenir le rôle qu’on lui avait assigné, à savoir sauver les êtres du néant. Puis, quand ces êtres ne sont plus là, tenter de leur redonner vie, de leur donner une nouvelle incarnation, tout en constatant la difficulté voire l’impossibilité d’assouvir un tel désir. Alors, rester avec ses souvenirs, ces images dans la tête, ne pas pouvoir y échapper, se laisser écraser par elles, les voir apparaître tels des fantômes dans son quotidien. Un des points communs que l’on peut trouver entre Eustache et Garrel, malgré bien des différences, réside dans cette mise en image de leur existence, dans le jeu entre fiction et documentaire. Ce va et vient constant entre la vie et le cinéma, entre le passé et le présent, entre ce qui fut et ce qui n’est plus, et le désir ou non de souhaiter que ce qui a été revive à nouveau, manifeste de leur part une croyance dans le cinéma comme gardien du temps. Mais à l’image comme dans la vie, ne restent que les traces des fantômes…