Dans Le Sel des Larmes, un père (André Wilms) mourrait après avoir su transmettre sa passion pour l’ébénisterie à son fils. En tissant ainsi un pont entre le cinéma et l’artisanat, Philippe Garrel semblait alors s’interroger sur ce qu’il laisserait derrière lui. Il pousse la réflexion encore plus loin dans Le Grand chariot, puisque le père, ici incarné par Aurélien Recoing, a cette fois trois enfants interprétés par le fils et les filles du cinéaste : Louis Garrel (Louis), Léna Garrel (Léna) et Esther Garrel (Martha, en revanche). À la fois mineur et testamentaire, Le Grand chariot s’articule autour d’un héritage familial, un théâtre de Guignol. Petite scène, petit public (par son âge et par son nombre) : cet art ne semble plus convaincre ni les spectateurs d’aujourd’hui, ni les petites mains qui le maintiennent en vie, Léna aspirant à l’écriture et Louis au théâtre. Le père, d’emblée fatigué, disparaît assez tôt dans le récit, actant un délitement inéluctable. Dans une très belle scène de Guignol, c’est même sa propre mort que Garrel semble filmer : entre plans sur le public d’enfants (réminiscence inévitable des Quatre Cents Coups) et sur le spectacle, le ballet de gestes en coulisses ressemble déjà à une cérémonie. Les corps se frôlent dans une chorégraphie à la fois gauche et précise autour d’un texte poussiéreux du répertoire de Polichinelle, jusqu’à ce qu’un plan montre les deux marionnettes tenues par le père s’effondrer en silence au milieu d’une phrase. Le rideau se ferme alors doucement, avant que Martha ne vienne annoncer au public l’interruption de la représentation.
À l’instar de la scène évoquée ci-dessus, l’émotion surgit le plus souvent d’une attention extraordinaire portée à certains gestes ou à certaines expressions. On le sait, le cinéaste a depuis longtemps développé une méthode rigoureuse qui consiste à répéter pendant un an, de façon hebdomadaire, avec ses comédiens, pour ensuite ne tourner qu’une seule prise par plan. Ce système est sans doute ce qui lui permet de saisir l’essence d’une caresse ou d’un regard comme personne. C’est le cas au début du film, alors que s’amorce l’une des deux histoires d’amour qui jalonneront le récit. Une scène courte et d’une grande simplicité se déploie : après quelques regards complices échangés l’après-midi, il suffit à Peter de délicatement faire tomber le foulard des cheveux de Laure pour que l’idylle advienne. Plus loin, d’autres détails frappent avec la même force : le bracelet que Peter décroche du poignet de Léna, ou les gros plans sur le visage d’Hélène (Mathilde Weil) au téléphone. Chaque centimètre de ses sourires, chacun de ses battements de cils semble occuper sa juste place à l’écran et dans le montage, comme d’habitude étonnamment abrupt, jonglant de séquences en séquences sans jamais vraiment les laisser se conclure. Le film s’agence de la sorte autour de micro-épiphanies, souvent portées par les ritournelles toujours plus candides et désarmantes de Jean-Louis Aubert, tout en peinant à tenir une trajectoire tout à fait passionnante. Les motifs amoureux semblent plus intéresser Garrel que ses personnages, parfois un peu trop esquissés et tributaires d’une atmosphère désuète qui pesait déjà sur Le Sel des larmes. La désuétude se voit pourtant interrogée par Léna à propos des pièces de Polichinelle, mais Garrel, comme le personnage du père, s’autorise à s’accrocher encore à des histoires qu’il aurait pu raconter de la même manière il y a vingt ans (en atteste, par exemple, l’itinéraire à la Van Gogh de Peter, le peintre torturé). Ses enfants, il en est conscient, feront ce qu’ils veulent de son héritage. Cela semble lui convenir.