Dans la droite ligne des derniers films de Philippe Garrel (La Jalousie, L’Ombre des femmes et L’Amant d’un jour), Le Sel des larmes s’ouvre sur une poignée de scènes conjuguant une minutie de l’écriture avec une extraordinaire attention portée aux gestes des acteurs et aux émotions qui affleurent sur leurs visages. Tout part d’une rencontre, et plus précisément d’un embranchement de trajectoires : au tout début, Luc (Logann Antuofermo), apprenti ébéniste monté sur Paris pour passer le concours de l’École Boulle, sort d’une gare avant de s’engouffrer dans une bouche de métro. Le plan suivant nous le montre encore en déplacement : devant un arrêt de bus, il observe Djemila (Oulaya Amamra) qui, sur le trottoir d’en face, va dans la direction opposée. Ce qui suit, à savoir une scène de coup de foudre, s’apparente à un précipité de la forme ciselée que la mise en scène garrelienne a épousée ces dernières années. Les acteurs, d’abord : le choc qui saisit les deux personnages ne transpire que par le désenlacement embarrassé de leurs regards – sitôt qu’ils se croisent, leurs yeux se détournent pour mieux se chercher de nouveau, à la dérobée. La scène, magnifique, donne à voir Oulaya Amamra comme pour la première fois, tant son jeu, à rebours de la débauche d’énergie caractérisant son personnage dans Divines, se fonde sur une fébrilité et une ouverture totale à ce qui l’entoure. Le découpage, ensuite : tout le segment réunissant ces deux personnages, de loin le plus réussi, travaille une passion d’emblée entravée par la récurrence de lignes qui à la fois unissent les personnages et corsètent leurs étreintes. Un passage piéton en arrière-plan reliant leurs visages, le pull marin de la jeune femme, ou encore le papier peint qui tapisse la chambre où les amants vivent une première fois avortée : l’omniprésence de ces striures fait rimer passion avec obstacle, les étreintes brûlantes de Luc et de Djemila semblant comme buter sur une force invisible qui les empêche de s’aimer tout à fait pleinement. Autrement dit, Garrel filme la rencontre comme une dynamique, ce qui explique d’un côté la réussite éclatante de ce segment, qui condense les idées d’écriture les plus fines du film, et de l’autre la déception (relative par endroits, mais globalement franche) émanant des deux autres.
C’est que Le Sel des larmes prend, dans un sens, la forme d’un roman d’apprentissage organisé autour de différentes rencontres – Djemila, donc, Geneviève (Louise Chevillotte) puis Betsy (Souheila Yacoub), mais dont le véritable fil conducteur, plus ou moins secret (le film s’achève là-dessus), serait la relation qu’entretiennent Luc et son père (André Wilms). Cette structure tripartite, assez inégale, souffre ici d’une fascination un peu creuse pour le corps sculptural de Chevillotte, qui repose sur une logique de grand écart (à un corps impossible à déshabiller succède une nudité éclatante), et là d’un relâchement du montage, beaucoup plus resserré et économe dans les précédents films du cinéaste. Entre des scènes qui tombent comme un cheveu sur la soupe (le plan où Luc et deux de ses amis évoquent une visite chez des prostituées) et d’autres petites actions déconnectées du reste (ce passage maladroit où la bande de Luc manque de se faire agresser à la sortie d’une boîte de nuit, ou cette filature d’une inconnue), le film semble se poursuivre sans réel cap de mise en scène, loin de la rigueur qui dictait son premier mouvement. Le trait du Garrel dernière manière paraît, cette fois-ci, moins assuré ; sous la petite musique (celle de Jean-Louis Aubert) et le beau noir et blanc de Renato Berta, pointe un amollissement de la forme, impériale par intermittence, et étonnement empruntée ailleurs. Drôle de film, un peu frustrant, aussi déséquilibré que magnifique localement, qui marque peut-être un coup d’arrêt pour le système récemment si bien rodé de Philippe Garrel.