Comme l’année dernière, le Festival de Cannes aura réellement commencé grâce au film d’ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs : à l’ombre des palmiers de la sélection officielle, le nouveau film de Philippe Garrel revêt une fois de plus les habits intacts de l’élégance assumée et de l’émotion retenue. Après La Jalousie, donc – autre beau titre – L’Ombre des femmes. Ici, le cinéaste français nous propose, en moins de 70 minutes montre en main, une nouvelle étude sur un couple. Encore ? Oui, encore. Cependant, il ne s’agit évidemment pas là d’une étude administrative à la Emmanuelle Bercot, mais bel et bien d’une étude artistique. Car si l’on accorde aux musiciens la possibilité de revisiter les mêmes accords comme celle aux peintres de reprendre un même motif, il faut également saisir la beauté raffinée située dans les variations qu’orchestre Philippe Garrel, et ce à partir de son canevas sentimental personnel qu’il dilue depuis plus de vingt longs métrages dans les vertiges de sa filmographie. Nouveau couple, nouvelle variation sur l’adultère, nouvelles situations à observer pour Garrel : à chaque fois unique la fin du monde.
Guerre et paix
On rentre dans L’Ombre des femmes par effraction : le propriétaire de l’appartement que loue Manon y fait irruption pour, d’une certaine manière, espionner le mode de vie de sa locataire. La sanction est immédiate : madame ne vit pas assez bourgeoisement. Pire, on se croirait dans un camping. Il y a, tout de suite, cette volonté apparente du cinéaste à faire de son film un objet plus politique qu’il n’y paraît. Garrel est toujours, quoi qu’il advienne, du côté du peuple. À chacun d’y croire mais les faits sont là : il dépeint un couple sans le sou, qui plus est documentariste (les enfants pauvres de la fiction?). Pierre et Manon s’aiment. Pierre rencontre une jeune stagiaire, Élisabeth qui devient sa maîtresse. Mais Pierre ne veut pas quitter Manon pour Élisabeth, il veut garder les deux. Un jour Élisabeth découvre que Manon a un amant. Et le dit à Pierre. En somme, Élisabeth dénonce Manon. Or, il s’avère que le couple cinéaste fait un documentaire sur la résistance et la collaboration. De là naît l’idée que Garrel va raconter un film de guerre et de résistance. Guerre du couple, résistance contre ses pulsions. De la chair – à canons – plein l’écran. Et comme dans toute guerre, les apparences sont trompeuses : le vieux résistant interviewé était un collabo, et, aujourd’hui, tout le monde couche avec l’ennemi.
Un des nombreux tours de force du film sera pourtant de faire de cette guerre (contre l’autre, contre soi) une bataille joyeuse. Car, comme dans toute histoire d’amour, chacun devient légèrement ridicule. Double vie / agent double : on s’espionne au coin d’une rue comme dans une tranchée, en cherchant l’occupant du cœur de l’aimé(e). Et si L’Ombre des femmes se conclut par cette phrase magnifique – « oh pardon mon amour, je t’ai mordu » – lâchée dans un éclat de rire, c’est qu’elle contient toute la rage des assoiffés de sang. Encore une fois, on se souviendra de la phrase de Paul Valéry : « ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau ».