Réalisé deux ans après le décapant Avanti !, le moins connu Spéciale première est la troisième adaptation de la pièce de théâtre The Front Page de Ben Hecht et Charles MacArthur. Gentiment caustique, parfaitement millimétré et souvent efficace, le film n’offre néanmoins pas le même mordant que le célèbre Gouffre aux chimères sur un sujet similaire.
Si l’on excepte Mauvaise graine réalisé en France en 1934 en raison du nazisme qui sévissait en Autriche, la carrière américaine de Billy Wilder s’est étalée sur près de quarante ans, de l’audacieux Uniformes et jupons courts en 1942 au méconnu Victor la gaffe en 1981. Pourtant, du réalisateur, on ne retient souvent que les grands succès des années 1950 (Boulevard du crépuscule, Sept ans de réflexion, Certains l’aiment chaud, etc.), comme si son heure de gloire s’était achevée avec le sacre aux Oscar de La Garçonnière en 1960, clôturant ainsi un âge d’or auquel on l’a peut-être trop circonscrit. Mise à l’honneur cet été dans les salles françaises, la seconde partie de la filmographie Wilder témoigne pourtant d’une vivacité que le nouvel Hollywood n’a jamais réussi à entamer. Quelque part entre le survolté Un, deux, trois (1961), sur les écrans la semaine prochaine, et le trop rare Fedora (1978), que Carlotta rendra de nouveau visible le 21 août, c’est le plus mineur Spéciale première, réalisé en 1974 avec le fidèle Jack Lemmon, qui est remis en avant.
Après Lewis Milestone avec The Front Page en 1931 et Howard Hawks avec La Dame du vendredi en 1940, Billy Wilder est donc le troisième à adapter la pièce de Ben Hecht et Charles MacArthur. L’histoire est assez simple : un journaliste souhaite rendre son tablier pour se marier mais peine à tenir ses engagements face à ce qui s’annonce être le scoop de sa carrière. Des différentes adaptations existantes, le parti-pris de Hawks fut probablement le plus payant : en faisant du personnage principal une femme, le réalisateur s’engageait dans une guerre des sexes acérée et faisait de son projet l’un des fleurons de la screwball comedy. En 1974, Billy Wilder n’a certainement pas la même ambition : lui qui a su habilement jouer de la confusion des genres dans bon nombre de ses films sait que ce n’est plus au travers du match éculé homme-femme qu’il peut croquer les mœurs et hypocrisies de ses contemporains. Des journalistes sans scrupule à la prostituée au grand cœur, il n’y a pas à aller chercher très loin pour recroiser dans Spéciale première des figures qui ont peuplé les grands films de Billy Wilder (Le Gouffre aux chimères, Embrasse-moi idiot, etc.). Si l’action se déroule bel et bien du temps de la Grande Dépression (comme la pièce originale), les obsessions et les névroses des personnages semblent pourtant avoir traversé les décennies sans prendre une ride : la paranoïa envers les Communistes, un rapport à la sexualité qui fait cohabiter lubricité et puritanisme, la peine de mort, etc.
De bonne facture, le long-métrage fonctionne sans encombre mais donne un peu trop souvent le sentiment de remplir un cahier des charges. À de nombreuses reprises, on reconnaît le savoir-faire de Billy Wilder dans la parfaite maîtrise d’un timing qui ne ménage aucun temps mort. Survoltés, les comédiens se livrent à un abattage assez inspiré avec un plaisir plutôt communicatif. Mais de la part du réalisateur, on était en droit d’attendre à davantage d’acidité, à ce que le canular vire au malaise, même léger. Mais loin d’être aussi mal-aimable que Le Gouffre aux chimères ou cynique que La Grande Combine (qui reposait sur le même tandem Lemmon-Matthau), Spéciale première relève plus de l’inoffensive récréation potache. Si on pourrait chercher les faiblesses du côté des personnages, dessinés pour certains à gros traits, ce n’est pourtant pas là que le bât blesse (la scène du médecin psychiatre est par exemple hilarante) ; la mise en espace, un peu trop statique et théâtrale, révèle l’automatisme d’une écriture qui n’abandonne rien au hasard et n’insuffle pas assez de vie dans cet enchaînement de scènes. On imagine aisément le sens du détail et de l’absurde qu’aurait pu apporter Blake Edwards sur un projet similaire. Loin de l’innocence candide du héros de The Party, les personnages de Billy Wilder arborent un cynisme prévisible qui fait d’eux les victimes un peu trop attendues d’un système corrompu par la course au scoop.