Il y a beaucoup de sommets dans la longue carrière de Billy Wilder ; La Garçonnière (1960), réalisé après le célébrissime Certains l’aiment chaud (1959), en est indéniablement un, et pas des moindres.
Un Billy, des Wilder
Il y a une sorte de malentendu à propos de Billy Wilder ; quelques titres emblématiques font écran à une œuvre qui ne peut être résumée par le titre de maître de la comédie américaine d’après-guerre. Si sa carrière de réalisateur à Hollywood débute bien dans une veine comique (Uniformes et jupons courts, 1942), fidèlement au système des studios d’alors, il jongle avec les genres. On rencontre ainsi des films de guerre et d’aventure (Les Cinq Secrets du désert en 1943, L’Odyssée de Charles Lindbergh en 1957), une œuvre incluant des numéros musicaux (La Valse de l’empereur en 1948), un drame social (Le Gouffre aux chimères, 1951), l’un des classiques du film noir avec Assurance sur la mort (1944) et Boulevard du crépuscule (1950, ci-dessous), somptueuse mise au tombeau, par anticipation, d’Hollywood.
Après les succès de Sept ans de réflexion (1955, pour lequel Wilder a peu d’estime) et Certains l’aiment chaud, il devient ainsi le chantre de la comédie, alors que Sabrina (1954) et Ariane (1957) représentent un versant plus sombre et grinçant. C’est précisément dans le sillon de ces deux derniers qu’il convient de situer La Garçonnière, sans doute l’un des films les plus fidèles à l’esprit wildérien – il le considère comme son plus personnel et un sommet créatif après lequel il ne cessera de courir par la suite, sans réussite selon lui. En effet, le rire se fait inquiet, la noirceur pénètre un film parcouru par un profond désespoir – et une tentative de suicide, comme dans Sabrina. Globalement, chez Wilder, les personnages, y compris ceux des comédies les plus débridées, sont pris dans une difficulté d’être et un cheminement éprouvant – passant par l’adoption de postures souvent cyniques – pour aboutir à une vérité intime, à soi-même, et, par ce biais, à la possibilité d’aimer.
Solitudes et masses errantes
Comme Certains l’aiment chaud qui débute à la manière d’un film noir citant Scarface de Howard Hawks, La Garçonnière se remplit d’une instabilité quant à son genre. Le premier mouvement est celui d’un brillant vaudeville accumulant les quiproquos : C.C. Baxter (Jack Lemmon), employé d’une grande compagnie, prête les clefs de son appartement où ses supérieurs vont accomplir des cabrioles avec leurs maîtresses. Par ce biais, il connaît une fulgurante ascension professionnelle au sein de l’entreprise. Mais cet élan initial est rompu par le fait que Baxter tombe amoureux de Fran (Shirley MacLaine), liftière et maîtresse délaissée par le chef du personnel (Sheldrake interprété par Fred MacMurray), et donc habituée de la « garçonnière ».

Le film glisse alors vers une évocation déchirante de la solitude des villes modernes, une sorte de mélodrame très cru, sans miel ni guimauve. En témoigne cette nuit de réveillon de Noël où Baxter, de dépit, s’enivre et s’agrège à une pétroleuse également désespérée. Il la ramène chez lui où il trouve Fran inanimée, sous l’emprise des somnifères qu’elle a avalés après avoir appris que Sheldrake ne quittera pas sa femme comme il le lui avait promis.

Cet épisode finit d’imposer la mélancolie qui sourdait depuis le début, notamment dans les nuits d’errance de Baxter, attendant que ces « locataires » aient fini leur œuvre, seul dans la rue froide et sombre, engoncé dans son imperméable, sous ses propres fenêtres.

Ceci figure un exil par lequel Wilder, natif de Galicie (province orientale de l’Empire austro-hongrois d’alors, où l’on comptait de nombreux shtelts – villages ou petites villes juives), semble faire référence à ses origines alors qu’une partie de sa famille a péri dans les camps nazis. Le docteur Dreyfuss, voisin de Baxter au fort accent yiddish, est une autre formulation de l’exil et du déracinement.
La Garçonnière est ainsi remarquable par son amplitude puisque cette question de la solitude dialogue de façon très fluide avec une satire sociale des États-Unis pour le moins virulente. Le film débute par des plans « documentaires » de la skyline de New York avec, en voix-off, Baxter débitant des données aussi objectives qu’absurdes : « Le premier novembre 1959, il y avait 8 042 783 habitants à New York. En les mettant bout à bout, avec une taille moyenne de 1m68, on pourrait relier Times Square à la banlieue de Karachi au Pakistan. » Le mouvement de focalisation nous entraîne ensuite dans le lieu où officie Baxter : une inquiétante enfilade de bureaux avec des lignes de fuites très marquées dans un plan très graphique. On sait que Wilder et son chef décorateur (Edward G. Boyle) ont accentué l’effet de perspective en plaçant des enfants dans les rangs plus éloignés et des maquettes et mannequins en carton au fond – comme Jacques Tati dans Playtime.
L’effet est saisissant et confère une dimension véritablement kafkaïenne à cette « vision » où l’individu se trouve noyé dans une masse informe : « Je suis au 19e étage. Polices ordinaires, services des primes, section W, bureau numéro 861. » La Garçonnière s’attaque ainsi bille en tête aux fondements des États-Unis. Et Baxter ne doit son élévation qu’à des moyens bien peu moraux – rien moins qu’en « provoquant » l’adultère, du moins en le rendant possible par la mise à disposition de son logis de célibataire endurci. On peut ainsi considérer qu’il couche, par procuration, pour réussir.

Les sacro-saints principes du mérite, de l’effort et de l’esprit d’entreprise sont donc bien loin ; la légende dorée du self made man se trouve pour le moins écornée. Le moteur de la réussite réside dans une forme d’acceptation du cynisme, lorsque l’employé le refuse, sa déchéance professionnelle devient inéluctable, mais rend possible un épanouissement amoureux. Bref, la jouissive impertinence d’un brillant moraliste – jamais moralisateur – règne sur le film, elle a rarement été aussi corrosive.
« Wilder Touch »
Même s’il continue à tourner en noir et blanc, il y a chez Wilder une intelligence du présent et du réel, comme en témoigne cette charge hilarante contre la télévision, vulgaire déversoir de spots publicitaires. Cette faculté d’observation naquit indéniablement dans ses jeunes années de journaliste à Vienne et à Berlin, où il se montrait capable d’écrire sur à peu près tout : sport, politique (et, à l’occasion d’un reportage sur la perception du fascisme italien par l’intelligentsia viennoise, de se faire mettre à la porte par Sigmund Freud en personne!), potins mondains ou musique, particulièrement le jazz. Cette intelligence est celle d’un esprit sans doute supérieurement vif et réactif, une donnée tout à fait palpable dans le livre d’entretien avec Cameron Crowe, alors que le cinéaste a plus de 90 ans. Il faut ajouter à cet aspect sa collaboration avec celui qui devint son scénariste et complice à la fin des années 1950, Izzy Diamond, auquel Wilder accorde la paternité du légendaire « Nobody is perfect ! » qui vient clore Certains l’aiment chaud. En de si bonnes mains, La Garçonnière présente un récit touffu mais parfaitement fluide, des personnages formidablement écrits. Et, évidemment, les brillants dialogues du duo ; quand Baxter demande à son supérieur de libérer son logement à 20 heures, ce dernier lui rétorque : « Ces choses-là n’ont pas des horaires comme les bus ! »
Arrivant après l’âge d’or de la comédie américaine des années 1930, Wilder a su en faire une synthèse mariant (en ajustant le curseur selon les films) la rythmique, la corporalité et l’outrance de la screwball comedy aux acquis de la comédie sophistiquée, en bon héritier d’Ernst Lubitsch, pour lequel il fut coscénariste de La Huitième Femme de Barbe-Bleue et Ninotchka, dans les deux cas avec Charles Brackett. Pour Ninotchka, alors que les deux scénaristes planchaient durement pour que l’on comprenne sans monologue ou d’interminables lignes de dialogue que la rigide bolchevique était gagnée par les charmes de Paris et du capital, Lubitsch intervint en disant : « On va faire une scène avec le chapeau. » En effet, en arrivant à Paris, Ninotchka tombe en arrêt devant une vitrine, désigne à ses trois condisciples un chapeau dont la forme extravagante (et phallique) annonce, selon elle, la fin de la civilisation capitaliste.
Un chapeau qui revient beaucoup plus tard dans le film ; Wilder explique la fameuse scène de « conversion » : « Elle chasse les trois commissaires de sa chambre, ferme sa porte, ouvre son placard, en sort le chapeau, se le met sur la tête et se regarde dans la glace. » Le cinéaste fut ainsi à la bonne école de la « Lubitsch Touch » : l’implicite, l’allusion (souvent plus graveleuse chez Wilder que Lubitsch) et un fétichisme lié aux objets.
S’il n’y a pas de « coup du chapeau » dans La Garçonnière, on y trouve un brillant « coup du miroir », objet par lequel transite la révélation que Fran est la maîtresse de Sheldrake. Pas une ligne, pas un mot, mais une formidable efficacité dramaturgique. Le miroir est brisé, de même que le film et Baxter.